Johannes Brahms (Hambourg 1833-Vienne 1897) représente encore pour les publics francophones un monstre de la musique germanique. Force est de constater que peu d’orchestres français se sont risqués à enregistrer une œuvre trop souvent jugée lourde et pesante. Les propos critiques de Debussy et le style particulier de cette musique semblent, à première vue, ne pas correspondre à la pensée plus légère et méditerranéenne des publics latins. D’autres compositeurs comme Bruckner ou Sibelius semblent souffrir du même a priori même si, ces dernières années, de grands progrès ont été faits en la matière. La Belgique, par sa position intermédiaire entre la France et l’Allemagne, échappe à cet ostracisme (je concède que le mot est sans doute un peu exagéré !) et propose très souvent les œuvres de Brahms au concert. Je parlais justement du sublime Quintette avec clarinette, mercredi à Charleroi, l’occasion pour moi de revenir sur une œuvre qui me bouleverse à chaque fois que je l’écoute.
Ce que nous nommons généralement le « romantisme » musical est une attitude de l’homme vis-à-vis de la fonction de l’œuvre et de la nécessité qu’il ressent à la produire. Ainsi, nous pouvons observer que le but d’une œuvre se métamorphose à la fin du XVIIIème siècle suite aux courants littéraires et philosophiques de l’époque. Si l’artiste baroque était au service d’une collectivité, sa volonté d’indépendance (avec Mozart d’abord) grandit à l’aube du XIXème siècle. Un personnage comme Beethoven n’est explicable que par cette absolue volonté d’indépendance. Celle-ci se traduit par un changement radical de style et un propos désormais singulier. Le compositeur s’exprime désormais en tant qu’individu, que cela plaise ou non… !
Mais voilà, comme toujours, ce ne sont pas les plus concernés qui prennent plaisir à créer la polémique. Le fameux critique viennois Edouard Hanslick, autorité suprême du monde musical de l’époque et théoricien du « beau », brise l’harmonie qui semblait régner dans l’individualisme des artistes en séparant la musique en deux parties distinctes, une bonne et une mauvaise. Le critique, qui prétendait que la musique devait renoncer à relater un propos philosophique quelconque au profit de la simple expression du son, développait une animosité formidable pour Liszt, Wagner et Bruckner. Il refusait que Liszt, l’inventeur du poème symphonique, puisse s’inspirer d’un argument littéraire pour construire sa musique. Dans la même logique, il fustigeait le but ouvertement philosophique des opéras de Wagner. Enfin, il considérait que les « boas constrictor » de Bruckner (c’est ainsi qu’il en nommait ses symphonies !) n’étaient que des rejetons de Wagner avec des relents de foi catholique. Par contre, il vénérait la musique de Brahms qui, dégagée le plus souvent de tout argument littéraire, représentait la pureté.
Dichotomie entre musique pure et musique à programme… Voilà le propos de Hanslick ! Je suis déjà revenu sur l’aveuglement d’un tel jugement, mais il est important de rappeler que cette querelle a peu touché les compositeurs eux-mêmes (comme toujours !). Ces derniers, s’ils ne partageaient pas les mêmes vues sur les raisons de leur art, n’en sont cependant jamais venus à l’affrontement. Ah ! Ces théoriciens partisans… !
Pourtant, qui a, un jour, vraiment écouté une œuvre de Brahms arrivera toujours à cette conclusion évidente : sa musique est très expressive, profondément humaine. Elle nous touche au plus profond de notre être et elle véhicule des émotions essentielles. Certes, on ne peut pas toujours dire avec certitude ce qui les génère, mais il n’y a pas de doute, Brahms dit quelque chose de fort. Lorsqu’il nous arrive de vouloir la qualifier, on en revient très souvent à de vagues qualificatifs qui cherchent à traduire la face sombre de l’homme qui s’exprime, dans ses plus grandes réussites, au moyen un univers tragique rempli de couleurs sombres, sépia parfois, crépusculaires…automnales !
Le Quintette pour clarinette et cordes opus 115 fut composé rapidement, dans le même temps que le Trio op. 114, au cours du printemps et de l’été 1891 à Bad Ischl où le compositeur séjournait. Les deux partitions devaient être créées à titre privé, sur manuscrit, dès le 24 novembre suivant à la cour ducale de Meiningen avec Richard Mühlfeld, clarinettiste et ami de Brahms qui initiera le compositeur aux richesses expressives infinies de la clarinette, ainsi qu’avec Joseph Joachim. Les premières auditions publiques eurent lieu, avec les mêmes interprètes, à Berlin les 10 et 12 décembre: l’accueil fut, dès le 10 décembre, si enthousiaste qu’on refusa du monde le 12. C’est au tout début de 1892, enfin, que l’œuvre fut présentée à Vienne, avec le clarinettiste Steiner et le Quatuor Rosé; puis, quinze jours plus tard, à nouveau par Mühlfeld et le Quatuor Joachim avec les mêmes triomphes, la critique ayant déjà manifesté son approbation sans aucune réticence, chose tout à fait exceptionnelle. Outre la présence de la clarinette, la formation instrumentale est celle du quatuor classique.
L’œuvre, en si mineur, tonalité souvent jugée sombre et morose, comporte quatre mouvements faisant la preuve, s’il est encore besoin de le démontrer, d’un sens de l’architecture exceptionnel. Le premier mouvement, un Allegro écrit dans la souplesse de la mesure à six temps, séduit par son atmosphère mélodique et son lyrisme. Il obéit à la structure de la forme sonate. Il débute, après le court exposé d’une sorte de leitmotiv rêveur en sextolet qui assurera son unité. . C’est un fluide balancement de tierces, puis de sixtes, introduit par les deux violons. La clarinette fait une entré piano à la cinquième mesure. Elle se prolonge en un premier thème doucement plaintif. C’est le début de l’exposition. Premier thème – forte expressivo – auquel le violoncelle confère une intensité lyrique alliée à une grande pudeur d’émotion. Une première idée secondaire, dans l’esprit du « Sturm und Drang » fait office de transition vers le second thème à la clarinette, comme apaisé, « d’un moelleux harmonique et mélodique très particulier » (Claude Rostand).
Dix mesures plus loin, un troisième thème paraît, enchaînant par ses effets de syncopes entrecoupées de silences, tel un léger intermède de détente. Ici, la devise de Brahms, « Libre mais seul » semble être l’idée maîtresse. Une coda, d’une ligne très souple, en dialogue entre l’alto et la clarinette, réintroduit le leitmotiv initial, la reprise et, en bout de course, le développement.
Ce dernier commence dans la tonalité funèbre de ré mineur. Le temps semble suspendu. C’est alors presqu’une marche funèbre qui se met en route. Ses harmonies ne sont pas toujours éloignées de celles de son rival Wagner. C’est encore le premier thème, plusieurs fois ré entendu, qui conclut le développement et amorce une réexposition parfaitement symétrique à l’exposition. Le mouvement se termine par une coda qui reprend encore une fois le motif initial ainsi que le premier thème (par la clarinette).
Le mouvement lent, Adagio en si majeur à trois temps, propose une forme lied simple. Véritable « chant d’amour », rêveuse cantilène, berceuse paisible, ciselure d’orfèvre tout en laissant percevoir un jeu dépouillé, âpre parfois… autant de qualificatifs qui sont trop faibles pour l’émotion ressentie ici. La clarinette déploie une mélodie sublime que les cordes, avec sourdine, soutiennent et enveloppent doucement de leur tapis sonore. La première section consiste en un ample développement de ce thème principal, chanté dolce sur le ton élégiaque. Elle se termine par le rappel de notre leitmotiv initial conférant à l’œuvre son unité cyclique. Au centre de cette première section, une amplification renverse le thème. L’épisode central, Più lento, ne renonce pas à l’utilisation du thème principal, mais le travaille dans un registre un peu différent : la clarinette assume la succession des motifs ornés, soit en mélodie, soit en récitatif. Tantôt gracieux et tantôt lyrique, on croit entendre quelques inflexions dramatiques, sur un trémolo des cordes. On a plus d’une fois souligné le caractère tzigane ou hongrois de cet épisode, avec ses longs traits et ses arabesques soudaines de quadruples croches. Il nous faut remarquer la profusion des détails ornementaux ainsi que l’extrême attention portée aux ressources virtuoses et au jeu rhapsodique de la clarinette, véritable soliste de ce mouvement. Ce sublime passage développe un sentiment de tendresse inégalé. La reprise de la première partie lui est symétrique, mais en infléchit notablement le contenu. La clarinette dialogue avec le premier violon dans un climat de profonde intimité. Enfin, une coda libre clôt cet Adagio tout à fait exceptionnel à l’apogée de la création brahmsienne tout entière.
Le troisième mouvement est introduit par un Andantino, à quatre temps qui précède un Presto non assai, ma con sentimento à deux temps, léger et fantasque. Le thème de l’introduction, sorte de motif de l’errant solitaire (Wanderer), ne s’affirmera et ne se fixera qu’avec le Presto, qui n’adopte aucune forme définie. On peut cependant déceler le développement libre du thème dans l’esprit d’un scherzo à variations, furtif, d’allure fantastique. Symbole d’un romanisme hérité des images shakespeariennes, ce scherzo symbolise la force de la vie et ses aspects bien mystérieuses parfois. On retrouvera ces ambiances très étranges dans certaines des dernières pièces pour piano comme les Intermezzi opus 117 et 118.
Le final, Con moto à deux temps, est constitué d’un thème assorti de cinq variations dans le style d’un rondo, complété par une coda. Brahms connaît bien le principe de la variation pour l’avoir pratiquée de nombreuses fois. Pour lui, le mécanisme ne résulte en rien d’une simple succession d’ornementations d’un thème donné, mais d’une parcours où chaque étape, chaque variation métamorphose le thème et en tire une quintessence existentielle.
Le thème se présente en une belle phrase, presque baroque, chantée avec simplicité par les cordes sur de brèves interjections de la clarinette; il est repris da capo, dans son second énoncé.
La première variation le confie au violoncelle, agile. La clarinette joue à l’unisson des autres cordes, ou développe un subtil contrepoint. La deuxième variation déforme le temps par un accompagnement syncopé des cordes moyennes tandis que, dans un climat plus fiévreux, la clarinette transperce la tessiture de fusées ascendantes et descendantes. Elle prend une importance accrue dans la troisième variation, agitée et dramatique. Arpègements de doubles croches piquées, jouées doucement. La clarinette n’est jamais si expressive que dans ses registres pianissimos. Son superbe dialogue avec le violon lui donne une sérénité retrouvée. La quatrième variation passe en majeur comme il est de coutume dans un thème varié en mineur. Elle propose un dialogue enamouré entre la clarinette et le premier violon, sur un accompagnement orné des cordes moyennes. On ressent un sentiment d’extase à l’écoute de ce passage lumineux. C’est enfin la cinquième et dernière variation, qui retrouve la tonalité mineure, mais sur une mesure à 3/8 modifiant la carrure rythmique du thème. Sorte de valse, symbole d’une danse de couple que la vie de Brahms, dans sa solitude, n’a pu que rêver, elle ramène le sextolet initial, leitmotiv qui confirme sa couleur automnale. Mais c’est la coda qui reprendra finalement textuellement ce leitmotiv, après une courte cadence expressive culminant sur un forte à l’aigu (note mi), ultime réminiscence donnant l’impression d’une plénitude, d’un achèvement cyclique et d’un sentiment de profonde émotion. Cette dernière section s’impose rétrospectivement, comme un « adieu » apaisé, mais seul, comme toujours à la vie, ce qui, probablement, est la rhétorique essentielle de cet immense musique nocturne. On reste sur un sentiment de profonde émotion.
Hanslick avait beau affirmer que la musique pure se dégageait des arguments tirés de la littérature, la musique de Brahms s’inspire manifestement de la vie, de celle que le compositeur a vécue. Elle nous en donne, mieux que tout argument préalable, l’essence même du monde, d’un monde que nous connaissons tous. Cette musique propose une géniale vision apaisée, malgré sa solitude (l’homme est toujours seul face aux grandes questions existentielles), du monde au crépuscule de la vie.