Otto Klemperer était un chef d’orchestre allemand, né à Breslau le 14 mai 1885 et mort à Zurich le 6 juillet 1973. Il fut un disciple de Gustav Mahler à Vienne et a rédigé quelques souvenirs de ses premières rencontres avec le maître.
Otto Klemperer
« Mon premier souvenir de Gustav Mahler remonte fort loin dans le passé, et se situe à Hambourg, vers 1894. Mahler était alors chef d’orchestre au théâtre municipal. Le chemin qui menait de mon école à la maison traversait la Grindelallee, qui conduisait à la partie ouest de Hambourg. Le domicile de Mahler se trouvait dans le même quartier. Rentrant un jour de l’école, je vis à côté de moi un homme bizarre. Il tenait son chapeau à la main et avait l’air de ne pas pouvoir marcher normalement. Sa démarche était heurtée, il s’arrêtait brusquement et semblait avoir un pied bot. Je l’observai avec une curiosité indicible et pensai : c’est Mahler, le chef d’orchestre du théâtre municipal. Comment je le savais, je l’ignore encore – peut-être par mes parents. Ils allaient de temps en temps au théâtre municipal et en rapportaient les programmes. Le nom de Mahler y figurait en première place.
De nombreuses années s’écoulèrent avant que je ne revisse Mahler. En 1905, le chef d’orchestre Oscar Fried exécuta la Deuxième Symphonie de Mahler. Le succès de cette œuvre fut triomphal – et c’était la même œuvre qui dix ans plus tôt environ avait été violemment éreintée par la presse berlinoise. « Un simulateur de génie » : telle avait été la teneur générale des critiques. Oscar Fried était le chef de la Stern’sche Gesangverein et j’étais son accompagnateur (et quelques fois même son remplaçant). Totalement inconnu, il avait atteint la célébrité grâce à une exécution de la Légende de sainte Élisabeth de Liszt. La seconde œuvre qu’il monta fut la Deuxième Symphonie de Mahler. J’eus l’honneur d’y diriger l’orchestre placé en coulisses. C’est une tâche très difficile, qui exige une attention extrême aux constants changements de mesure. Mahler assistait à la répétition générale. Je courus vers lui et lui demandai si l’orchestre placé en coulisses lui avait plu. Il me répondit : « Non, c’était épouvantable. Beaucoup trop fort. » Je me permis de lui dire que la partition portait l’indication « très bruyant ». « Oui, répondit-il, mais à une grande distance. » Je le laissai dire et demandai aux musiciens de jouer tout doucement (car nous nous trouvions beaucoup trop près). Comme je l’ai dit, le succès fut triomphal. Mahler dut venir saluer d’innombrables fois et enfin, il descendit dans la loge des artistes. Lorsqu’il me vit, il tendit immédiatement la main en me disant : « Très bien ». J’en fus comblé.
Oscar Fried
À dater de ce jour, je n’eus plus qu’un désir : aller travailler auprès de Mahler, qui était directeur de l’Opéra impérial de Vienne. Je demandai conseil à Fried sur la manière dont je pouvais éveiller son intérêt. Il me dit : « Il n’y a qu’une chose au monde qui intéresse Mahler, ce sont ses compositions. » Je me mis donc au travail et effectuai une réduction pour piano de la Deuxième Symphonie (cette réduction n’a jamais été publiée).
Quelques mois après l’exécution de la Deuxième Symphonie à laquelle j’ai fait allusion, Mahler dirigea lui-même sa Troisième Symphonie, en remplacement d’Arthur Nikisch. On m’attribua, là encore, un modeste emploi : la caisse claire placée derrière la scène. Mais je me vis confier une responsabilité plus importante en obtenant l’autorisation, après une répétition, d’accompagner Mahler depuis la Köpenicker Strasse jusqu’à l’Augsburger Strasse, où il était invité à déjeuner par Richard Strauss. Nous dûmes prendre le métro aérien qui venait d’être construit, mais cela n’intéressait guère Mahler. Brusquement il me dit : « Vous composez, n’est-ce pas ? » Ne considérant pas mes exercices scolaires comme des œuvres, je fis un signe de dénégation. « Si, si, dit-il en riant, vous composez, je le vois bien ». La Troisième remporta elle aussi un succès considérable à Berlin, notamment le premier mouvement.
Mahler dirigeant le final de sa Première Symphonie
Cet hiver là, je fis une petite tournée de concerts avec le violoncelliste Jacques van Lier. Je l’accompagnais au piano et je jouais également en solo. Cette tournée me conduisit trois fois à Vienne. Oscar Fried me dit qu’il fallait absolument que j’allasse rendre visite à Mahler, que cela lui ferait certainement plaisir. Je suis donc allé le voir. Il m’invita immédiatement à assister le soir même à une représentation de La Walkyrie qu’il dirigeait. Malheureusement, j’avais moi-même un concert, mais je pus tout de même venir écouter les deuxième et troisième actes. C’était indescriptible, Mahler, qui dirigeait lui-même la mise en scène, dominait tout. Je n’avais jamais vu la fin du second acte représenté aussi clairement sur scène. Les trilles des bois, qui introduisent le troisième acte, était d’une violence que je n’aurais jamais crue possible. Au moment du grand passage en mi mineur Nach dem Tann lenkt sie das taumelnde Ross (Vers le bois de sapin elle dirige son cheval chancelant), l’orchestre sembla s’évanouir. À la fin de l’ « Enchantement du feu », le feu parut se surpasser ».
Otto Klemperer, Écrits et entretiens, Éd. Pluriel, Paris, 1985.
La carrière d’Otto Klemperer est tout à fait exceptionnelle. Chef à l’Opéra de Strasbourg dirigé par Hans Pfitzner puis à l’Opéra Kroll de Berlin, il créa des œuvres de Schönberg, Paul Hindemith, Kurt Weill, Franz Schreker, Ernst Krenek et dirigea tous les compositeurs modernes de son époque. Il fut chassé par les Nazis en 1933, en raison de ses origines juives, bien qu’il fût baptisé.
Le monde musical allemand se montrant réticent à le réinstaller à la tête d’une phalange importante dans l’immédiat après-guerre, il dirigea d’abord à Budapest puis à Londres, où il fut pris sous contrat pour EMI par Walter Legge. Devenu une légende de la musique et de la direction d’orchestre, surtout après la mort de ses collègues et contemporains Furtwängler, Toscanini, Erich Kleiber, Mengelberg et Walter, il devint sur ses vieux jours un invité de marque de nombreux orchestres, surtout à partir de la fin des années cinquante. C’est à cette époque que Walter Legge fait connaître Klemperer au monde entier en enregistrant en une quinzaine d’années presque tout son répertoire avec l’Orchestre Philharmonia dont il devient chef principal. À la fin des années soixante, une série de concerts triomphaux à Vienne et à Munich (succédant à ceux donnés à Cologne quelque temps plus tôt) marqua, au moins extérieurement, la réconciliation entre le chef et l’univers culturel dont il fut toujours le représentant.
Marqué par l’expérience amère de l’exil, Otto Klemperer s’est détourné après 1945 du répertoire moderne (à l’exception de Mahler) pour se consacrer au répertoire allemand classique et romantique. Sa discographie officielle ne compte presque que des œuvres écrites avant 1918. Ses tempi étaient quelquefois d’une lenteur surprenante, mais toujours soutenue sans relâche (comme par exemple le 1er mouvement de la 5ème symphonie de Beethoven avec l’Orchestre philharmonique de Vienne en 1968). Il se dégage de ses interprétations une spiritualité exceptionnelle et une profonde émotion. Comment oublier son Chant de la Terre de Mahler avec Fritz Wunderlich et C. Ludwig, comment se passer de son Requiem allemand de Brahms. Tous les grands musiciens l’ont admiré… et craint quelques fois! On a de la peine aujourd’hui à imaginer qu’il avait été, dans sa jeunesse, un chef particulièrement fougueux et avant-gardiste. Cette évolution de style et de répertoire se retrouvera plus tard chez Sergiu Celibidache, qui l’admirait beaucoup, ou encore chez Günter Wand.