Le pas de l’oie! (1)

J’ai toujours été fasciné par le pouvoir terrible de la musique d’Alfred Schnittke (1934-1998). Chaque œuvre que j’ai eu la chance d’entendre en public ou en enregistrement m’a profondément bouleversé et m’a décidé à approfondir la compréhension de son langage musical si individuel. Le quintette avec piano fut la première pièce à passer au crible de l’analyse avant de devenir l’objet d’un cours entier. Il est également assez fréquent que j’utilise le fameux « Stille Nacht » pour violon solo en guise d’introduction à l’art de ce compositeur russe si émouvant. Mais l’une des révélations parmi les plus importantes pour moi fut l’écoute du Concerto pour alto et orchestre interprété par Antoine Tamestit et l’Orchestre philharmonique de Liège lors de la saison dernière. Ce fut un véritable choc, un de ceux qui arrivent trop rarement et qui bouleversent complètement notre âme. Je me suis donc empressé de me procurer le cd interprété génialement par le même Tamestit, devenu une référence en la matière, et la partition. Je les ai étudiés pendant plusieurs mois avant de les placer au programme d’une des conférences de la Fnac de Liège, la semaine dernière. Voici, en deux billets, un large résumé de ces séances.

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« Je me sens allemand, russe et juif. Et ma foi est perçue comme catholique, judaïque et orthodoxe. J’ai pris conscience de mon dilemme sans solution, de n’appartenir à personne, de ne pas avoir de pays, pas de lieu à moi. Je m’y suis finalement résigné. Peu importe au fond où l’on se trouve. Ce n’est pas essentiel. L’important, c’est ce que l’on pense » (cité par Frans C. Lemaire dans La musique du XXème siècle en Russie, Fayard, Paris, 1994, p. 467).

Alfred Schnittke est issu d’une famille allemande installée en Russie. Si le jeune compositeur échappa avec sa famille directe aux déportations vers la Sibérie et aux diverses persécutions des juifs, certains de ses proches en furent cependant les victimes. Terreur, donc, jusqu’à ce que son père soit envoyé à Vienne comme rédacteur d’un journal russe de la capitale autrichienne. Ce séjour ne dura que deux ans, mais fut déterminant pour le musicien qui, à treize ans, découvrit là un répertoire jusque là inconnu de lui. De retour à Moscou, il étudia la musique et le piano avant d’entrer en 1953, l’année de la mort de Staline, au conservatoire où il allait rester vingt ans comme étudiant d’abord, puis comme enseignant. Mis à l’épreuve de la musique de film, comme beaucoup d’autres compositeurs, il devait en composer parfois cinq par an ce qui ne lui laissait aucun temps pour écrire d’autres œuvres. C’était, pour le pouvoir soviétique, une manière de museler les artistes et de les obliger à respecter les directives officielles de l’Union des compositeurs.

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Mais malgré cette occupation très prenante, l’homme étudiait en secret les musiques contemporaines occidentales, intégrant systématiquement toutes les esthétiques modernes et anciennes et se forgeant ainsi un langage unique. Car ce qui primait, pour le compositeur, c’était de ne jamais perdre le contact avec l’émotion que la musique devait véhiculer. Il lui fallait donc jongler entre un langage résolument moderne, une censure encore très active en U.R.S.S. et un attrait certain pour le classicisme et le baroque. Beaucoup de ses œuvres furent créées à l’étranger avant d’être jouées en Russie. Il avait quitté tout poste officiel depuis 1972 et s’imposait donc comme l’un des plus avant-gardistes de son pays aux côtés de Denisov et Gubaidulina.

La mort de sa mère en 1972 fut un déclencheur terrible. Elle fixa désormais et définitivement l’œuvre de Schnittke dans le registre pessimiste et sombre. Le Quintette (entre 1972 et 1975) évoqué plus haut en est le résultat immédiat avec le terrible Requiem (1975). La dernière étape qui parachève l’acquisition d’un style unique est son départ pour Vienne, trente ans après son premier séjour. Là, il crée de nouveaux contacts et réalise qu’il est l’un des compositeurs les plus joués au monde. Toutes les grandes maisons musicales lui commandent des œuvres. Il compose le Concerto pour alto, d’une extraordinaire densité pour le célèbre altiste Yuri Bashmet en 1985, juste avant sa première attaque cardiaque qui le laissera dans le coma deux semaines durant. Ces attaques deviennent récurrentes. Le décès clinique est prononcé à plusieurs reprises, mais Schnittke se remet, reprend son travail de composition et en 1986 devient membre correspondant des Académies des Beaux-Arts de Bavière et obtient le Prix d’État de la Fédération de Russie. Il reçoit de nombreuses récompenses pour l’ensemble de son œuvre et finit, en 1990, par quitter la Russie pour s’établir à Hambourg. Sa santé demeure fragile, si bien qu’il subit plusieurs nouvelles attaques avant de décéder le 3 août 1998.


Le superbe quintette dans son intégralité.

Si la musique de Schnittke suscite un tel engouement aujourd’hui, c’est parce que sa portée universelle et profondément humaine témoigne d’une attitude peu banale. Il a en effet toujours considéré que la musique devait rester au niveau de l’expression directe, que l’art était un langage humain destiné aux humains et que son langage devait parler vrai. C’est l’une des raisons du langage musical adopté compréhensible par tous. Certes, la dissonance règne bien souvent dans ses partitions, mais elle n’est jamais érigée comme un système. Elle vise à l’expression. Aucun système d’ailleurs n’a jamais régi sa musique. La tonalité est souvent présente, le lyrisme bergien s’impose parfois, la polyphonie à l’ancienne, les formules d’ornementations baroques, les structures traditionnelles, font de l’art de Schnittke une véritable synthèse de l’histoire de la musique. Son but : aller au cœur même des archétypes humains. Le Concerto pour alto en est une formidable illustration.

Écrit pour un orchestre important, mais sans violons, l’œuvre se déroule en deux mouvements lents (Largo) qui entourent un grand scherzo (Allegro molto) rapide central. On a d’ailleurs le sentiment que le mouvement rapide vient interrompre le mouvement lent l’espace d’une dizaine de musique avant qu’il ne reprenne son inexorable progression. Car, ici encore, l’œuvre propose une progression psychologique. Elle n’est jamais cependant une percée vers la lumière, mais comme une très longue catabase qui trouvera son terminus dans la mort et le silence. Œuvre sombre et prémonitoire, elle parcourt avec une force incroyable le destin tragique de l’homme plongé au plus profond de l’oppression dictatoriale. En ce sens, Schnittke est proche de Chostakovitch.

À suivre demain…