Écoute passive…

C’est chaque fois le même constat. Au lendemain du Concours Reine Élisabeth, on peut lire une multitude de commentaires, une foule de reproches au jury, au fonctionnement du concours, à sa manière de noter les candidats. C’est comme s’il était de bon ton de remettre en cause l’entièreté de l’institution et de s’insurger contre l’iniquité du palmarès.

Pourtant, qui était dans la salle à toutes les épreuves, qui a pu tout entendre et se faire une bonne idée de l’art des chanteurs ?… le jury bien sûr ! Il n’est pas possible de juger de son salon des musiciens que nous entendons retouchés par les balances et les dosages de la table de mixage. Il suffit de voir tous les micros qui sont placés sur la scène et aux alentours pour se dire que chaque son passe par un équilibrage avant de nous parvenir par la radio ou la télévision. Le son que nous percevons n’est alors pas du tout conforme à celui perçu dans la salle… Et d’ailleurs, les commentateurs eux-mêmes soulignaient qu’il leur était impossible, à cause de l’endroit où se trouvait leur loge, de se rendre compte de la projection de la voix ! Alors dans ces conditions, c’est encore le jury qui est le mieux placé pour percevoir la réalité du son émis par le candidat, la qualité de son timbre, le volume sonore et son comportement face à l’orchestre.

Autre élément et non des moindres, celui de l’image. Lorsque nous regardons la télévision, nous voyons le candidat comme personne ne le voit dans le public. Gros plans, détails de toutes sortes, nous le suivons même (sauf refus de la part du candidat) dans la salle d’attente où il va s’éponger ou se désaltérer. Ceux qui sont dans la salle ne voient pas de tels détails… inutiles. Et c’est mieux car le public associe à ces images qui n’ont rien de musical un sentiment d’affectivité étranger au concours lui-même ! On suit cela un peu comme une télé réalité. Pour cela, la radio a l’avantage de ne rien montrer. Mais vous me rétorquerez sans doute que l’opéra est fait pour être vu. Certes, mais à l’exception de films faits pour la circonstance et où les acteurs sont mis en scène à cette fin, on ne les voit jamais de si près. Lorsque vous êtes dans la salle, vous ne distinguez même pas toutes les mimiques ou tous les tics et défauts du chanteur. Vus de près, c’est exaspérant. Cela l’est d’autant plus qu’un chanteur aura joué sur cet aspect des choses en connaissance de cause. Je connais des stages et des formations qui apprennent la psychologie de la tenue des chanteurs. Tel geste dans tel circonstance, tel sourire pour laisser croire qu’on est heureux d’être là, … Cette visualisation paralyse littéralement l’écoute objective, si elle est possible. Je ne vous cache pas que les manières de certains candidats m’ont vraiment exaspéré au point de devoir fermer les yeux pour les écouter. Mais passons ! Tout cela pour vous dire que nous sommes mal placés pour juger.

Un fidèle lecteur, Franz, m’a fait une remarque particulièrement intéressante au sujet du concours. Il soulignait qu’en entendant distraitement les prestations, certains chanteurs n’avaient pas éveillé son attention alors que d’autres l’avaient envoûté en l’obligeant à les écouter. Ce qu’il nomme l’écoute passive (entendre la musique en faisant autre chose) serait alors un indicateur d’efficacité et d’attraction d’une voix. Mais lorsqu’il entend le palmarès, il ne retrouve pas la confirmation de ses sensations. Lui répondre brièvement est bien difficile, mais si je vais droit au but, je dirais simplement que, outre le fait que la musique n’est pas faite pour être entendue distraitement, chaque individu possède une sensibilité particulière et une attente qui n’est pas celle de son voisin. Nous pourrons être émus par tel chanteur et être indifférent à tel autre. Est-ce là la preuve de la supériorité du musicien par rapport à l’autre ? Bien sûr que non ! C’est simplement le fait que, pour une raison ou une autre (qui n’est d’ailleurs pas toujours d’ordre musical) nous avons été sensible à un timbre, une mélodie, une sonorité orchestrale, une intonation, …

C’est justement parce que nous sommes des individus différents que nous préférons l’un ou l’autre. C’est pareil pour le jury, sauf ses membres, eux, sont des professionnels qui possèdent une grande expérience du chant et de l’efficacité vocale. Ils peuvent déceler ce que nous ne percevons pas dans le chant… c’est dire la complexité de la tâche. Mais est-ce à dire que le public n’y entend rien ? Certainement pas, mais ce qui est l’emballement d’un soir sera peut-être la déception de l’autre. Cet historique de la voix, le jury en tient compte. Toute la complexité de leur tâche (l’impossibilité même !) se trouve là ! Ce qui m’amène à mettre en doute l’utilité artistique absolue de tels concours puisqu’ils ne donnent que rarement satisfaction à toutes les parties. Stefano Mazzonis le disait à juste titre. Ce n’est pas parce qu’un chanteur remporte le concours que ce sera lui qui fera carrière et qui sera choisi par un directeur pour incarner un rôle à l’opéra. Mais les concours ont toujours existé, la compétition est une attitude que les humains chérissent, tant ceux qui la pratiquent que ceux qui l’observent ou que ceux, encore, qui la jugent. C’est ainsi.

Alors, nos jugements seraient-ils influencés par l’origine du candidat ? C’est possible. Quel foin avec les coréens ! Quel engouement pour les deux belges de la finale. Même José Van Dam, pourtant membre du jury, n’a pas nié avoir eu un coup de cœur pour un belge… de ses élèves ! Et les stupides commentaires que j’entends encore trop souvent concernant les asiatiques qui seraient moins sensibles à l’art occidental parce que ce n’est pas leur culture, m’effrayent. Aujourd’hui, tous les musiciens de haut niveau de tous les pays ont assimilé aussi bien (et parfois mieux) que nous notre culture. C’est devenu la leur également. Ils étudient dans des écoles formées de longue date à la musique classique, ils se perfectionnent en Europe ou aux Etats-Unis dans les meilleures écoles. Opérer une discrimination de ce type n’a donc aucun sens.

Mais la perception que nous avons des candidats dépend encore de leur aspect extérieur et de la manière dont ils ont été présentés par les journalistes. Celui qui est sympathique a déjà pris un bon point avant même de chanter sa première note. Si, en plus, il est beau et bien habillé, alors il augmente son avance. Je me souviens des commentaires enthousiastes à propos de la robe de telle candidate, sur le complet de tel chanteur. À l’inverse, celui qui n’est pas gâté par Mère Nature ou qui montre une originalité vestimentaire sera désavantagé par le grand public… souvent bien conservateur. On pourrait multiplier encore les exemples de ce qui fait que nous jugeons des candidats sur la base d’éléments qui ne sont pas de l’ordre du concours. Le jury, il ne le doit. Et il semble que tout soit fait pour cela. Mais est-ce possible d’atteindre, même dans cette organisation protégée par huissier de justice, une objectivité significative ? Sans doute pas ! Ce ne sont, après tout, pas des machines…

Alors, et pour finir, quelle atti
tude adopter face à ces concours ? Il y en a trois à mon sens. La première est celle du rejet et de la critique. Alors, on n’en parle pas et on fait comme si cela n’existait pas. La deuxième est de « jouer au jury » et de faire son classement. Et si on est quelques fois en phase avec le jury, on se proclame fin connaisseur… La troisième consiste à écouter, non pas pour juger, mais pour passer un bon moment de musique. On relativisera la portée de telles soirées. On y vibrera quelquefois et on sera déçu de temps en temps. On n’attachera pas d’importance au classement ni à l’individu puisque c’est seulement la musique qui compte. Et là, on se rendra compte que le Concours n’apporte rien de plus ni rien de moins que n’importe quel autre concert, puisque la musique reste toujours la musique. N’est-ce pas là l’essentiel ? … Et on arrivera à la conclusion que, comme l’aurait dit Shakespeare, c’est « beaucoup de bruit pour rien ! »

4 commentaires sur “Écoute passive…

  1. Merci pour ton excellente synthèse qui déborde du Reine Eli pour approcher le problème de la retransmission des opéras par satellite.
    Je regarde comme toi ce concours avec méfiance, car dès le départ, les critères du choix n’ont pas été précisés: faut-il rechercher une performance d’un moment, une interprétation personnelle, un instrument hors du commun, une expression corporelle ou déceler un talent même naissant mais qui aura toutes ses chances de se développer dans la suite. Si on ne se contente que de ce dernier point, il faut rappeler le rôle fondamental que va jouer le manager ou l’employeur en imposant d’aborder au plus tôt un répertoire certes rentable mais encore hors de portée du candidat.
    comme Franz, cela fait plaisir de constater la concordance de son choix avec celui du jury, mais cela fait mal quand il ne l’est pas pour un ou deux candidats: on ne peut alors qu’admettre que d’autres critères, extérieurs à l’art, doivent aussi entrer en ligne de compte. C’est humain.

  2. Je suis entièrement d’accord avec votre article… (Mais je préférai Elena Galitskaya, qui m’a ému aux larmes dans Händel…)
    (Quand on a une telle unanimité dans le public (C’est la première fois, me semble-t-il, qu’un candidat étranger gagne le prix du public alors qu’il y a au moins un belge en finale!)), on peut quand même se poser des questions sur les critères du jury…

  3. Bonjour Franz,
    Le « on » de cette phrase sur ceux qui se proclament « connaisseurs » ne s’appliquait pas à toi, bien sûr. Mais je constate que beaucoup d’auditeurs agissent de la sorte….
    Il est bien évident que les interprétations différentes donnent des résultats différents. C’est bien là toute la force de la musique, de donner à ceux qui la pratiquent la possibilité de s’exprimer pleinement. Les différences sont énormes bien souvent et… il y a autant d’interprétation que de musicien. Quand on a trouvé un interprète qui correspond bien souvent à notre sensibilité, on en devient fidèle.
    Attention cependant à toujours conserver l’indépendance de l’écoute critique… et cela, c’est l’écoute active…!

  4. Une toute petite rectification – on a ses fiertés, elles aussi petites… « Mais lorsqu’il entend le palmarès, il ne retrouve pas la confirmation de ses sensations. » : en fait, dans ce cas, la candidate qui a captivé mon attention et m’a attiré comme la lumière un papillon est précisément la première lauréate. => « Et si on est quelquefois en phase avec le jury, on se proclame fin connaisseur… ». Mais là, non, je me borne à trouver la coïncidence plaisante.
    Cela dit, quel excellent billet, qui remet les pendules à l’heure – rôle du jury, conditions d’audition, nationalisme hors de propos, et j’en passe… !
    Bien d’accord particulièrement avec « On n’attachera pas d’importance au classement… » (on a vu qu’ils n’étaient, en tout cas, pas prédictifs) – moins avec « …ni à l’individu ». En tant que personnalité, soit ; mais il n’est pas indifférent que telle œuvre soit interprétée par tel musicien / ensemble plutôt que tel autre. Comparons les Quatre Saisons de von Karajan et celles d’Harnoncourt, pour ne citer qu’un exemple.

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