J’ai déjà évoqué plusieurs fois les interrogations sur le temps qui assaillent l’homme. L’art, nous, l’avons vu, tient une grande part dans l’imagerie de la vie et de la mort. La musique est, grâce à son déroulement temporel, une remarquable métaphore du temps. Sa rhétorique exploite en effet toutes les ressources de la suggestion et de l’imagination. La manière dont commence une œuvre est souvent significative de l’intention du compositeur en matière de déroulement temporel. Comme simple exemple, réécoutez le début de la première symphonie de Brahms qui nous plonge dès la mesure initiale dans une tension tragique qui semble avoir commencé avant la symphonie elle-même.
De la même manière, la fin de la sixième symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski s’enfonce progressivement dans un silence terrible, laissant, après des sonorités cuivrées funèbres, l’orchestre se disloquer jusqu’aux ultimes pizzicati des contrebasses. Elles finissent par s’arrêter comme un cœur qui cesse de battre laissant l’auditeur dans la plus grande émotion. Le romantisme, proche en ce point de l’imagerie du Moyen Âge, rivalise d’astuce pour faire sentir ce segment incertain de temps et faire revenir à notre mémoire l’un des plus profonds archétypes de l’homme illustré depuis l’antiquité par les trois Moires (Parques dans la culture latine).
L’image du fil de la vie, fabriqué par Clotho, déroulé par Lachésis et finalement tranché par les redoutables ciseaux d’Atropos (nommée Morta chez les latins) est non seulement liée au temps, mais se retrouve parfois de manière inattendue dans les arts. Le thème de la danse macabre y est forcément lié. Un bel exemple figure dans l’« Autoportrait avec la mort » (1872) du peintre allemand Arnold Böcklin (1827-1901).
En observant rapidement la toile, nous pouvons en dégager les lignes de force essentielles. Le peintre se représente dans une attitude d’écoute. La mort, traditionnellement représentée par un squelette lui glisse à l’oreille l’inspiration provoquée par son chant et sa musique. L’artiste ne nous regarde pas son regard est plus haut. Il examine sans doute le tableau, hors de la toile, qu’il est en train de réaliser et qui a sans doute rapport avec le temps, la mort (ce n’est pas la célèbre série « Ile des Morts » qui n’apparaît qu’en 1880 !). La palette et le pinceau nous indiquent en tous cas des couleurs proches de la pâleur mortuaire. « Par une interprétation originale de l’iconographie typiquement germanique de la danse macabre, Böcklin attribue à la mélodie esquissée par la mort le pouvoir de nourrir les ressources créatrices de l’artiste, de sorte que la sublime compagne se transforme en muse inspiratrice » (Alberto Ausoni, La musique, Paris, éd. Hazan, 2006).
Oui, la mort s’exprime par la musique. Ses attributs sont souvent liés à la corde frottée. Que ce soit un joueur de vielle, un violoneux, la corde reprend le symbole du fil de la vie. Ici, c’est le violon qui n’a qu’une seule corde. Comme celle qui finira, elle aussi, comme les autres, par être tranchée par Atropos. Elle sonne encore pour l’heure, mais pour combien de temps encore ?
Selon Alma Mahler, ce tableau aurait inspiré le scherzo de la quatrième symphonie de Gustav Mahler. Le programme de ce mouvement précise d’ailleurs : « La mort effleure les cordes de son violon d’une façon très particulière et par ce son nous entraîne au ciel ». Une note en bas de la page initiale indique que le premier violon doit se présenter avec deux instruments. Un normal et l’autre, accordé un ton plus haut. Ce dernier sonnera plus criard, plus proche de la vielle, des violoneux populaires et ambulants. Ses thèmes circulaires auront tout de la danse macabre et seront ce fameux tremplin qui conduit l’auditeur de l’ironique premier mouvement, encore dans le temps de la vie et le troisième, adagio sublime qui nous mène dans un autre temps, celui du « Paradis » évoqué de nouveau avec beaucoup d’ironie dans le lied final.
Le point commun entre la peinture et la symphonie réside dans les différentes visions du temps. Böcklin, bien vivant est entretenu par la mort elle-même de la destinée par la corde du violon. Elle semble lui indiquer la représentation de l’autre monde, celle qui échappe au temps des mortels. Nous ne la voyons pas, nous, cette vision. Pour l’observer, nous devrions nous trouver à l’intérieur du tableau. Il y a de l’ironie dans la démarche du peintre. L’artiste a ce privilège d’exprimer l’inexprimable. L’autoportrait est donc autant une image du peintre qu’un manifeste sur le temps et le rôle de l’art. N’est-ce pas en partie ce que nous dit aussi Gustav Mahler ?
En effet, sa symphonie fonctionne de la même manière. Le premier mouvement nous décrit l’ironie de la vie et du temps qui passe. Le deuxième vient d’être évoqué et convoque la mort par sa danse macabre. Le troisième est la vision intemporelle et l’envol (l’adieu) vers d’autres horizons. Le quatrième semble être ce que Böcklin nous cache, la vision du paradis. Mais hélas, chez Mahler, cette vision est remplie d’allusions ironiques au premier mouvement et annule par sa naïveté la véridique ( ?) vision de l’au-delà. Mahler ne nous le dévoile donc pas plus que Böcklin. Le musicien est peut-être encore plus noir que le peintre car il nous dit clairement que la notion de Paradis est inventée de toute pièce… et qu’il faut chercher autre chose pour comprendre le rôle du temps et de l’homme!