Comme annoncé mardi, voici la seconde partie de ce long article et sans doute complexe sur le leitmotiv, synthèse de la conférence de mardi soir au Petit Théâtre.
Le romantisme et sa recherche de plus en plus pointue d’une adéquation entre mot et musique va développer ce procédé. Il est en effet conforme à la pensée romantique et à la naissance de l’idée de transformation. Des ouvrages comme « La métamorphose des végétaux » de Goethe (1749-1832) déclarent : « Toute personne qui observe un tant soit peu la croissance des végétaux remarquera aisément que certaines parties externes de ceux-ci se transforment parfois et passent tantôt entièrement, tantôt plus ou moins, à la forme des parties les plus proches ». Dans le même esprit, le leitmotiv se transforme en partie ou totalement. Les œuvres de Giacomo Meyerbeer influenceront considérablement Richard Wagner.
Outre cette idée de métamorphose, les philosophes du début du siècle développent une vision particulière de la fonction musicale. Schopenhauer ressent le monde des sons comme la passerelle que nous pouvons utiliser de notre vivant pour communiquer avec les concepts purs et les archétypes (il n’emploie pas ce mot là) enfouis au fond de nous. La musique peut, en conséquence exprimer la quintessence du monde. Les compositeurs, investis d’une telle mission, redoubleront d’énergie pour rendre leurs procédés musicaux essentiels. L’apparition des leitmotivs coïncide avec cette pensée. Ils se formulent de manière brève et sont censés représenter le fondement d’une émotion (amour, haine, …), d’une entité naturelle (la nature, la forêt, le Rhin,…), d’une vision du monde (destin, mort, espace, univers …) ou de la psychologie d’un personnage.
Arthur Schopenhauer
Un dernier élément qui est, à mon sens, la conséquence des deux premiers tente de donner à la musique l’image du temps. Ces micro-organismes que sont les leitmotivs sont appelés à vivre dans le temps de l’œuvre. Ils se transforment donc et subissent l’altération du temps. Ils se comportent en plusieurs familles. Les « immuables », qui subissent le moins de transformations et restent reconnaissables tout au long de l’œuvre, Ce sont les éléments fondamentaux de l’univers. Viennent ensuite les « essentiels », qui, s’ils sont déséquilibrés, créent la tragédie et doivent absolument être restaurés. Enfin, les « périssables », c’est-à-dire les êtres vivants qui, à notre image, sont ceux qui se transforment irrémédiablement, ne peuvent faire marche arrière et son soumis à la force mortifère du temps.
Toutes ces formules musicales sont dotées désormais des trois facteurs qui les animent. Une mélodie qui en présente la signification (par exemple : le destin), une harmonie qui la qualifie (une harmonie dissonante le qualifie le destin de funèbre) et un rythme qui lui donne sa direction dans le temps, son action ou celle qu’elle subit (un rythme de marche funèbre accentue encore le côté mortifère).
Si Richard Wagner n’invente pas le leitmotiv et n’emploie pas non plus le mot, il est pourtant celui qui va exploiter le procédé jusqu’en ses derniers recoins. Si depuis le début de XIXème siècle, les thèmes musicaux sont censés définir la psychologie des personnages, le compositeur allemand recherche pourtant plus d’unité à l’œuvre. Il rédige lui-même ses livrets, tend à abolir la sacro-sainte juxtaposition des récitatifs, ariosi, arias et chœurs au profit d’une continuité renforcée du temps. Dans la vie, le temps ne s’arrête jamais, dans son œuvre non plus (sauf dans des passages mystiques du Ring et de Parsifal). En installant la mélodie infinie et en abolissant les numéros, Wagner s’expose à une dispersion de la structure de l’œuvre. Sa solution est simple (en principe !). Il établit un véritable réseau de motifs qui sont l’émanation du personnage, de ses attributs et des passions. L’évolution de ceux-ci constitue le fil conducteur de l’œuvre. Ils se répartissent à l’orchestre et aux voix, peuvent intervenir sans la présence réelle du personnage pour activer le principe de la réminiscence. L’œuvre ainsi se déploie irrémédiablement dans le temps et toute la matière musicale et verbale se transforme aboutissant si souvent, du Vaisseau fantôme à Tristan, à la mort comme ultime limite. Parsifal ira plus loin en cherchant à tromper le temps par l’espace et en élargissant le leitmotiv au timbre orchestral. On peut dès lors dire que le leitmotiv de l’espace n’est pas une mélodie mais un timbre jouant sur la profondeur de l’orchestre.
C’est d’ailleurs cette notion de timbre plus que de mélodie qui tentera les russes. Tchaïkovski, combine la mélodie à une forte connotation de timbre. Les Cinq, malgré eux (ils voulaient s’opposer à la tradition germanique), mais surtout Moussorgski avec Boris Godounov, feront un travail gigantesque sur la couleur de la voix, premier leitmotiv, sur l’harmonie, l’orchestration et le rythme.
Les personnages de l’opéra sont caractérisés et immédiatement reconnaissables par l’environnement sonore qui les accompagne. Tout cela débouche sur cette couleur remarquable que distille Debussy dans Pelléas et Mélisande. Là, chaque ambiance affective est caractérisée par un parfum orchestral capable d’osciller entre le sombre tragique et le lumineux. Les leitmotivs, hérités de Wagner, se transforment en couleurs dans lesquelles ce n’est plus la mélodie qui représente le premier sens, mais le timbre et la couleur qui l’entoure. L’orchestre devient presque le seul personnage musical, le chant reprend une manière proche de la déclamation récitative. La sublime musique de Debussy transcende le message pour en dévoiler l’essence. C’est curieux, comme, à ce point de l’histoire, tous les procédés traditionnels tendent à se dissoudre. La mélodie, l’harmonie, le rythme, l’orchestration et, en conséquence, le leitmotiv se fondent dans un grand magma d’où émergent encore parfois des mélodies qui ressemblent à des vestiges anciens.
Page autographe de Pelléas et Mélisande de Debussy
Pourtant, Richard Strauss, poussera la réduction du leitmotiv à quelques sons seulement. Pensez à la scansion orchestrale terrible qui ouvre Elektra sur le motif fatidique d’Agamemnon. Bartok fonctionnera en caractérisant les personnages par de simples intervalles (Barbe Bleue), Janacek cherchera à créer une proximité entre les trois facteurs déterminants pour lui : la situation sociale du personnage dans l’œuvre, la langue tchèque et l’orchestration tragique (Jenufa, Kata Kabanova). Que font les italiens dans cette histoire ? Malgré ce que l’on dit trop souvent, Verdi n’échappe pas vraiment au procédé du leitmotiv à la Wagner. Certes ses réseaux sont beaucoup moins développés et approfondis, mais ils conditionnent l’unité de l’œuvre. Leur approche est plus psychologique que philosophique Clairement, de Nabucco à Otello en passant par Aïda, la Force du destin et la Traviata, le motif conducteur est essentiel et en profonde métamorphose. Il y a déjà dans le motif d’Aïda qui apparaît dès les courts préludes toute l’essence psychologique du personnage voué à la mort en une descente chromatique qui rappelle la Catabase ancienne. Puccini, en donnant une identité marquée à chaque personnage ne peut pas non plus échapper la technique du leitmotiv. Cependant, et de manière originale, il parvient à suggérer plus qu’à nommer. Ses thèmes très typés sont plus des ambiances harmoniques et dynamiques. Formidable point culminant de cet art, Turandot rassemble en son sein l’ultime métamorphose des personnages annoncée par Goethe et confirmée par les Métamorphoses pour 23 cordes solistes de R. Strauss.
Il faudrait sans doute aller encore plus loin. L’opéra de la seconde moitié du XXème siècle fait encore un autre usage du motif conducteur si ce nom est encore approprié. Ce sera pour moi une bonne occasion de me frotter à l’opéra contemporain que je connais très mal.