Si Sviatoslav Richter figure souvent en tête la longue liste des pianistes que j’écoute avec la plus grande émotion, Emil Gilels, un autre élève de la grande école russe dirigée par Heinrich Neuhaus, ne me laisse jamais indifférent. J’aurais même tendance à penser qu’il est plus précis et plus régulier dans ses interprétations que le grand Sviatoslav.
Parmi les nombreux enregistrements de Gilels qui sortent souvent de ma discothèque, le récital « live » du Festival de Salzbourg en 1970 me tient particulièrement à cœur. C’était la première fois que les organisateurs invitaient le pianiste russe. Après une prestation d’un concerto de Beethoven l’année précédente avec G. Szell et le succès formidable recueilli tant grâce à un public enflammé qu’à une presse enthousiaste, il nous livre ici un récital extraordinaire. Au programme, la sonate en la mineur D.784 et les Six Moments musicaux D. 780 de Schubert ainsi que la terrible Sonate en si mineur de Liszt…
Si le début de la sonate de Schubert comporte quelques imprécisions liées au direct, l’émotion est au rendez vous. Cette œuvre sombre qui amorce chez le viennois la dernière période tragique de sa production est rendue avec une telle dramaturgie qu’on en reste abasourdi. On se souviendra avec tendresse des nombreuses tentatives des candidats aux Concours Reine Elisabeth dans cette sonate souvent programmée, rarement réussie. Elle demande une profonde maîtrise du temps schubertien et un sang froid exceptionnel.
Les Moments musicaux, miniatures superbes, sont rendus avec un sens de la couleur et une profondeur instantanée. Ce sont de véritables microcosmes qui synthétisent tout Schubert. Le chant, si riche comme issu des lieder, l’harmonie tour à tour audacieuse et expressive, les rythmes, parfois militaires ou, au contraires immobiles, …tout est parfait dans la version que livre Emil Gilels.
La Sonate de Liszt est redoutée par les pianistes. D’une difficulté effroyable, elle regroupe en son sein toutes les difficultés de l’instrument. C’est d’ailleurs souvent et malheureusement le seul défi que de nombreux virtuoses arrivent à relever. En effet, l’œuvre va bien au-delà de la démonstration pianistique.
Commencée en 1852 et achevée à Weimar l’année suivante, elle est dédiée à R. Schumann qui lui avait offert sa Fantaisie op. 17. L’œuvre ne fut pas comprise par Clara Schumann (Robert était déjà interné) et par Johannes Brahms. Par contre, Richard Wagner l’adorait. Elle fut créée par Hans von Bullow qui avait été élève du maître.
C’est une époque décisive pour Liszt. La pensée prend le pas sur la virtuosité et les nombreuses réflexions existentielles (philosophiques et religieuses) vont donner naissance à des œuvres de grande ampleur tournant autour du mythe de Faust et de ses implications expressives. J’ai, pour ma part, toujours considéré, avec Alfred Brendel, que la sonate était une première grande émanation du mythe en question. Ses sept thèmes, sa structure complexe en un seul mouvement, son harmonie et ses paysages sonores ont déjà tout de la symphonie « Faust » de 1854.
Les procédés d’écriture sont cycliques et opèrent comme des leitmotivs qui représentent l’essence des personnages et émotions du Faust de Goethe. N’oublions pas que Liszt fut, en quelque sorte, l’inventeur du poème symphonique. S’il est encore besoin de la rappeler, il ne
s’agit pas pour le compositeur de mimer par la musique un poème préalable à la composition, mais d’en donner sa propre vision, son ressenti et son interprétation personnelle. C’est dans cet esprit que la forme du poème symphonique, si souvent citée comme un genre mineur par les musicologues, se révèle une magnifique transmission de la compréhension par un musicien des archétypes véhiculés par le poème littéraire. Ainsi donc sont figurés les thèmes de Faust et de Méphisto, si liés entre eux qu’ils forment les deux faces d’un même personnage (voir l’idée toute romantique de l’homme et son double). La lutte terrible que se livrent les deux entités thématiques débouchent régulièrement sur de nouvelles émotions tantôt victorieuses, tantôt désespérées.
Ce n’est que dans la partie centrale qu’apparaît le thème amoureux et féminin de Gretchen, fait de pureté, d’une beauté insondable et d’une sensualité formidable. S’installe un jeu de la séduction qui aboutit à l’extase (cela me rappelle un auditeur de mes cours qui disait, avec tout de même beaucoup de bon sens à propos de Liszt : « Quand il n’a plus pu, il a cru ! ». Le dernier mouvement brasse tous les thèmes dans une terrible fugue qui aboutit à la « Rédemption » intemporelle et immobile.
On comprend aisément ce qui a plu à Wagner dans cette œuvre, on peut supposer aussi que Franck, remarquable pianiste ait été influencé par le thème chromatique et descendant qui inaugure cette sonate et qui ressemble assez au grand thème cyclique de son superbe Prélude, Choral et Fugue (Si vous écoutez bien le choral de Franck, vous y retrouverez peut-être aussi le motif des cloches de Montsalvat dans Parsifal !).
Avec Gilels, on passe par toutes les couleurs de Faust, dans un jeu certes brillant, mais d’une extraordinaire profondeur. Il savait « entrer » dans le clavier de l’instrument, comme se faire d’une légèreté inouïe. Malgré ses grandes et fortes mains, son jeu n’est jamais lourd. Toujours équilibré, il reste cependant pudique face à cette musique. Il refuse de « sur jouer » un propos qui, exagéré, deviendrait vite vulgaire. Un voyage dans l’émotion et les interprétations faustiennes de Liszt à ne pas manquer si vous parvenez à vous procurer cet enregistrement… !
Référence : Cd ORFEO C332931B
D’autres versions valent le détour également. Je cite en vrac, K. Zimerman (DGG), P. Lewis (HARMONIA MUNDI) et Cl. Arrau (PHILIPS), mais, pour une fois, évitez Richter (PHILIPS), très approximatif malgré de grands moments.