Une ballade avec Chopin

 

Ce que j’aime dans la musique de Frédéric Chopin (1810-1849), c’est l’apparente simplicité de son discours. Il semble venir du cœur d’un homme très sensible et pourtant moins mièvre que ce que certains commentateurs véhiculent encore aujourd’hui. C’est vrai que cette musique est dangereuse. On se laisserait volontiers transporter par le lyrisme de ses phrases tout juste sorties du bel canto italien et par ses emportements « patriotiques » démesurés.


Chopin 3Chopin en 1848
 


L’histoire de l’interprétation de sa musique est longue et pleine de contradictions trop complexes pour être abordées ici. Il est cependant un élément important que nombre de pianistes ne semblent pas avoir compris. La fameuse notion de rubato est, à elle seule, capable de vivifier ou de détruire une interprétation du compositeur polonais.

 

Du verbe « rubare » qui signifie voler en italien, la notion musicale consiste en un laisser aller du temps et de la mesure. On vole du temps, on élargit, à certains endroits, le phrasé pour lui donner plus d’émotion. La boutade dit que ce qu’on a volé, il faut le rendre. De fait, musicalement, si on élargit, il faut aussi contracter afin que le temps de l’œuvre reste équilibré. Les musiciens en connaissent tous les pièges car il est plus facile de voler le temps que de le rendre. Résultat : des interprétations qui s’étirent interminablement et qui finissent par rendre l’écoute laborieuse, voire vulgaire. Comme dans toutes les manifestations de la vie, seul un équilibre entre les deux permet une émotion directe et juste. Les extrêmes sont à bannir.

 

Rien que sur ce point, beaucoup de versions traditionnellement reconnues comme supérieures me dérangent. Entendons-nous bien ! il ne s’agit aucunement de donner un Chopin froid, distant et non expressif (le travail préalable avec le métronome doit servir seulement à la mise en place des difficultés techniques afin que le rubato ne soit jamais généré par un geste pianistique non assimilé par l’interprète), mais il faut, me semble t-il, garder le poids exact de chaque chose. Il doit concorder avec le phrasé, aérer la musique simplement comme une respiration. Il paraît d’ailleurs que Chopin lui-même usait du rubato avec parcimonie.

 

Une fois écartées les interprétations excessives et défaillantes, il reste à écouter les timbres et le toucher si variés du piano, les mélodies générées par le chant, la précision rythmique souvent négligée et l’harmonie, plus audacieuse qu’on ne le croit parfois, que Debussy admirera tant. Alors peut s’éveiller en nous le sentiment de participer à un voyage extraordinaire au coeur même de l’émotion de cet homme romantique si touchant lorsqu’il nous parle de lui, si vrai lorsqu’il évoque son pays, la Pologne.

 

C’est justement là que j’aimerais vous conduire aujourd’hui. A travers ses quatre Ballades, Chopin nous fait entrevoir de manière plus poétique et diffuse que dans les superbes Polonaises l’histoire légendaire de son pays. Je vous avoue que j’ai toujours eu un faible pour la première. En sol mineur, l’opus 23 est sombre. Il aurait été suggéré à Chopin par la légende de Conrad Wallenrod qu’Alfred Cortot résume en préface à son édition de travail.

 

« La Ballade en prose qui est la source inspiratrice de cette composition constitue le dernier épisode de la quatrième partie de Conrad Wallenrod, légende historique d’après les chroniques de Lituanie et de Prusse (1828), épisode durant lequel, Wallenrod, à l’issue d’un banquet et surexcité par l’ivresse, vante les exploits des Maures se vengeant des Espagnols, leurs oppresseurs, en leur communiquant, au cours d’effusions hypocrites, la peste, la lèpre et les plus effroyables maladies qu’ils avaient au préalable volontairement contractées, et laisse entendre, dans la stupeur et l’épouvante des convives, que lui aussi, le Polonais, saurait au besoin insuffler la mort à ses adversaires, dans un fatal embrasement ».


Conrad Wallenrod 2

 Conrad Wallenrod


Il est vrai que le Congrès de Vienne, en 1815, rattache la Pologne à l’Empire russe après de nombreux déchirements et partages entre russes et prussiens. A une époque où les peuples rêvent de retrouver une unité nationale, Chopin n’échappe pas à ce sentiment d’injustice. Un tel sujet le concernait donc au plus haut point.

 

La Ballade est une forme littéraire poétique constituée au XIVème siècle et de forme fixe. C’est vers la fin du XVIIIème siècle que la ballade s’émancipe des principes rigoureux qui en empêchaient l’évolution. Elle devient alors une vaste forme strophique basée sur une légende épique. En musique, elle est d’abord issue de la danse avant de devenir une pièce vocale ou instrumentale inspirée par un poème (presque l’équivalent du poème symphonique). Il s’agit d’en refléter l’atmosphère tout en en donnant sa vision et son interprétation. Il ne s’agit pas seulement d’une musique à programme puisqu’il est question plus d’évocation que de description.

 

La première Ballade répond parfaitement à cette vision. Introduite par quelques mesures qui évoquent la prise de parole par le barde narrateur, elle s’inscrit d’emblée dans une ambiance mystérieuse. A la frontière du silence, un refrain mélodique accompagné discrètement semble s’élever de manière poétique en évoquant la tristesse de l’oppression. Petit à petit, il grandit presque comme un hymne dédié à la souffrance. La première strophe est introduite par une magnifique digression qui s’emporte et atteint une ampleur quasi révolutionnaire. La virtuosité est ici au service de l’émotion. S’élève alors le magnifique second refrain. A la fois tendre et aristocratique, il dispense un moment de rêverie intérieure très fort. Il divague à son tour et ramène le premier motif plein de fatalité et de douleur. Buttant d’abord sur les notes du piano, il déclenche alors une page patriotique très forte, faite de grands accords dans une rythmique combative.

 

Le combat semble gagné et la deuxième strophe est nourrie d’une jubilation virtuose formidable proche de la danse et du scherzo. Tout cela renforce le courage pour la lutte et les thèmes s’empoignent avec tantôt des accents pathétiques, tantôt un espoir inaltérable. Pourtant, une fois encore, le refrain implacable dans son rappel monotone du motif du destin revient introduisant une coda d’abord très vive et presque victorieuse. En proie à une virtuosité diabolique, elle s’arrête net et déploie ses sonorités funèbres et gammes descendantes terrifiantes, évoquant la mort du héros sacrifié pour la libération de son peuple. La catastrophe finale est sans appel mais héroïque.

 

Krystian Zimerman, pianiste polonais bien connu, sent cette musique jusqu’au fond de son âme. La perfection technique, la richesse de son toucher, la juste mise en place des émotions et l’architecture infaillible qu’il donne aux Ballades en font et de loin mon préféré. Le souffle épique est présent de la première à la dernière note. La virtuosité est seulement au service de l’expression et le pianiste n’hésite pas à faire rire, pleurer crier ou mourir son piano. Bouleversant !


 Chopin Zimerman


Je me souviens de ma première rencontre de mélomane avec Zimerman. Il donnait un rare récital au PBA à Bruxelles avec, au programme, les trois dernières sonates de Schubert. Concert exceptionnel, j’en étais sorti profondément ému. Tant d’humanité et de perfection…cela me semblait incompatible à l’époque. Depuis, j’ai appris que les plus grandes émotions sont souvent générées par la clarté et la simplicité du discours. J’ai suivi son parcours discographique avec beaucoup d’intérêt. Le gaillard n’enregistre pas beaucoup, mais chaque fois qu’il nous livre un témoignage de son art, c’est superbe et absolument original.

 

A écouter aussi : Ses préludes de Debussy, Concertos de Chopin, Concertos de Ravel et Bartok avec Boulez et impromptus de Schubert, le tout chez DGG.