Quelques concerts récents et l’une ou l’autre réflexion consécutive me ramènent à un des chevaux de bataille de mon credo musical. Décidément, la culture est indispensable aux interprètes et aux mélomanes qui désirent ressentir la musique dans toute sa profondeur.
Oui, je parle bien de ressentir la musique ! Il y a encore beaucoup d’artistes qui refusent de mêler l’exécution musicale et les différents contextes qui entourent la composition d’une œuvre sous prétexte d’intellectualisme. De même, un nombre inquiétant de mélomanes croit percer tous les secrets d’une œuvre par la seule écoute spontanée (écoutons les commentaires aux sorties de concert). Il n’en est rien et ce que nous percevons instinctivement d’une musique ou d’une œuvre d’art au sens large n’est qu’une infime partie d’un contenu plus vaste souvent beaucoup plus riche qu’on ne le suppose.
Reflets d’une société qui considère les manifestations esthétiques comme superficielles et de l’ordre du non rentable, les attitudes rébarbatives face au contenu esthétique d’une œuvre sont très nombreuses. C’est vrai qu’une forme d’effort sur soi-même est obligatoire pour approfondir les choses, c’est bien là le problème ! On peut d’ailleurs appliquer ce principe à toutes les activités humaines. Ce que notre société voudrait éviter, c’est de devoir se questionner sur ce qui est considéré comme une simple détente, un divertissement. Or, au regard de l’histoire, force est de constater la volonté des hommes de laisser des traces de leurs modes de pensée et de leur vision du monde. Si nous le comprenons plus aisément dans les arts picturaux, le théâtre et la littérature, cela reste semble t-il plus mystérieux pour la musique. La raison est sans doute à chercher, une fois de plus, dans la qualité et la diversité de l’enseignement musical…
Ce qui fait la différence entre deux interprètes égaux en technique instrumentale lors d’une prestation, c’est leur niveau de culture. Que sait-on de l’œuvre que l’on joue et comment la voyons nous ? Il suffit de bavarder un peu avec des professeurs, des musiciens ou des mélomanes pour se rendre compte de l’approximation des notions pourtant essentielles.
Prenons un exemple : Je peux, au prix d’efforts substantiels, apprendre à réciter un texte en finnois. En me basant sur les sons de la langue, en suivant les conseils d’un spécialiste sur les articulations des phrases, les accents toniques et autres particularités de ce langage. Je peux même arriver, sans comprendre ce que je dis, à me faire comprendre de ceux qui pratiquent cette langue. Pourtant, mise à part la prouesse technique, mon approche n’a pas de sens si je ne comprends rien sens du texte, son message, son histoire, son contexte et l’émotion qui lui est attachée. Vous en conviendrez avec moi, si je veux déclamer en finnois, il est indispensable de comprendre la culture, le vocabulaire, la grammaire, en bref, savoir ce que le texte veut dire pour le ressentir et l’interpréter.
C’est tout à fait pareil en musique. Ce n’est pas parce qu’on croit que la musique est universelle qu’on est capable d’en saisir les finesses spontanément en passant outre les qualités liées aux styles des époques, des pays et des genres. Mais ce n’est pas tout. Les structures des œuvres musicales dépendent à la fois d’un homme et du contexte dans lequel il a évolué. Son langage musical est animé par la nécessité intérieure de faire passer un message quel qu’il soit. Cessons une fois pour toutes de croire, dans un souci de confort, que l’art n’est qu’un passe temps agréable. Je l’ai souvent dit, l’art est le reflet de l’homme. Si nous voulons, aujourd’hui, le jouer ou l’écouter, il nous faut adopter une attitude active qui consiste à aller vers l’œuvre dans ce qu’elle a de fondamental, pas seulement d’en reproduire les notes.
C’est bien là que réside cette différence chez les interprètes. Ce sont ceux qui arrivent à une vision profonde du témoignage reproduit, ceux qui auront lu, recherché, analysé, bref, ceux qui auront vécu l’œuvre dans ce qu’elle a d’unique et de nécessaire qui parviendront à en ressentir l’ampleur. Cela ne signifie nullement, comme aiment le laisser croire certains, qu’il s’agit là d’une attitu
de purement intellectuelle face à l’art, bien, au contraire. C’est en approchant la vérité de l’œuvre qu’on parvient à la faire sienne, à la vivre et donc à la ressentir.
On constate alors que toutes nos spontanéités, loin de disparaître, se modifient, s’enrichissent et s’en retrouvent renforcées. L’application à long terme de ces principes permet d’intégrer certaines notions jusqu’au plus profond de nous même et de ne jamais plus attendre d’une œuvre de Chostakovitch qu’elle nous parle de la même manière qu’une autre de Mozart (par exemple). Cela évite des jugements de valeur erronés et sans objet, cela évite aussi les a priori, enfin cela nous permet de trouver (et elle existe plus souvent qu’on ne le croit) l’intersection émotionnelle entre l’œuvre d’un artiste, éloigné historiquement et géographiquement, et nous-même.
Mon utopie serait que, loin de toute superficialité et paresse de l’esprit, chaque interprète parle vrai dans sa musique et que chaque auditeur ressente la vérité du compositeur à travers celle de l’interprète.