Don Carlo vu par Verdi

 

Lorsque des représentants de l’Opéra de Paris se rendent chez Giuseppe Verdi dans la campagne italienne, ils viennent lui proposer un nouvel opéra grandiose qui illustrera la vivacité de la maison française lors de l’exposition universelle de 1867. La proposition d’adaptation de Don Carlos d’après Schiller n’est pas de nature à rebuter le compositeur familier de la tragédie Sturm und Drang de l’allemand. Il a déjà mis en musique sa Jeanne d’Arc, les Brigands et Luisa Miller.

 

L’œuvre française va cependant connaître  une histoire complexe puisque entre 1867 et 1883, l’ouvrage sera revu et corrigé de nombreuses fois, traduit en italien et, souvent, amputé de son premier acte, celui qui se déroule à Fontainebleau et qui, en guise de prologue, laisse entrevoir l’origine du drame. Je vous parlerai aujourd’hui de la version italienne à l’affiche très bientôt à l’ORW.


 opera_paris_1844L’Opéra de Paris en 1844


Ce qui frappe lors d’un examen rapide de la partition, c’est la prédominance des voix masculines et graves. Don Carlo, ténor, est encadré par Rodrigue, marquis de Posa, baryton, ainsi que de Philippe II, basse, et du Grand Inquisiteur, une basse profonde très impressionnante. Les voix de femmes sont moins nombreuses mais proposent tout de même la superbe soprano d’Elisabeth de Valois ainsi que la très dramatique mezzo de la princesse Eboli. D’autres voix se répartissent les rôles secondaires, mais avouons que, déjà, six protagonistes de premier plan rendent la distribution difficile. Les chœurs sont présents en masse. Le peuple espagnol, les chœurs de moines, la délégation flamande, …donnent à l’opéra l’allure d’un grand spectacle. En témoigne le fameux grand final qui illustre le paradoxe espagnol vu par Verdi représentant un peuple proclamant la gloire du roi tandis que les moines de l’Inquisition scandent la marche funèbre pour les condamnés au bûcher.


 Verdi, Don Carlo, Autodafé


Pourtant, ce n’est pas tant le spectaculaire que Verdi met à l’honneur dans son Don Carlo. Il recherche une conjonction entre les nombreux aspects psychologiques qui animent les personnages. Ainsi sommes-nous en droit de nous poser certaines questions.

 

La première est la plus simple. Don Carlo est-il une histoire d’amour ? Sans doute l’argument central de l’ouvrage réside dans cet amour impossible entre deux être originellement promis l’un à l’autre. Elisabeth, la fille du roi de France est promise à Carlo, fils de Philippe II jusqu’au jour où, pour des raisons politiques, Philippe décide d’épouser lui-même la jeune fille. Rien historiquement n’indique que les deux tourtereaux ne se soient jamais aimés. Pourtant, chez le dramaturge, une seule rencontre secrète à Fontainebleau a suffit pour enflammer leur cœur. Si Elisabeth montre une maturité remarquable en acceptant son destin pour le maintien de la paix, Carlo se montre plus intraitable. Pendant tout l’opéra, il sera victime d’un chagrin d’amour inconsolable l’amenant à chercher un poste en Flandres pour quitter la Cour d’Espagne et la proximité de sa désormais « belle-mère ». Cette faiblesse du ténor irrite le spectateur… et Verdi aussi semble-t-il. Tous ses airs sont déprimés et n’ont qu’un leitmotiv musical, l’amour perdu. Elisabeth, d’apparence, semble assumer le destin avec plus de sagesse espérant retrouver l’âme sœur au-delà de la vie. Elle mettra toute son énergie à dissuader Carlo d’encore la poursuivre même si cela lui fait grand mal. Héros faible et héroïne forte, amours impossibles, n’est-ce pas là le modèle typique de Werther, de l’opéra romantique et de tout drame amoureux chez Verdi ?


Don Carlos d'Espagne


Mais Don Carlo est aussi une histoire d’amitié. C’est là qu’entre en jeux l’un des plus beaux héros de Verdi, Rodrigue marquis de Posa. Il se sacrifiera pour sauver Carlo de la fureur du Grand Inquisiteur, il sera un soutien honnête pour le ténor perdu. Ses motivations sont floues et nous étonnent. Est-ce la seule amitié qui motive un tel sacrifice ? Ses phrases chantées dans la confidence de la prison de Carlo ne sont-elles pas presque amoureuses ? Mais il y a plus, attendons.

 

Qui dit amitié dit aussi, dans le monde de théâtre, trahison. Ainsi cette princesse Eboli qui se vante d’être la confidente et l’amie de la désormais reine malgré elle. Superbe voix dramatique, ses déguisements, sa passion pour Carlo en font aussi une rivale. Sans le savoir, elle se fait entraîner dans l’irréparable avouant à la reine être la cause de la suspicion du roi. Ayant volé les papiers secrets d’Elisabeth en guise de vengeance, après avoir appris l’amour que voue Carlo à la reine, elle avoue aussi être la maîtresse du roi. Symboliquement, cette très belle femme borgne (!) n’a pas toute sa clairvoyance, ses actes dépassant ses pensées. Son sort sera vite scellé. Elle aussi mettra alors les derniers temps qui lui restent avant le couvent à sauver Carlo de la fureur du roi.


 Verdi, Don Carlos


Mais Don Carlo est aussi une histoire politique imprégnée de la puissance de l’Eglise. En témoigne l’origine de l’intrigue. Le mariage de Philippe et Elisabeth qui n’a rien de naturel… Philippe est assailli par le souci de garder intact son empire et la rébellion des Pays-Bas le menace d’autant que Posa se pose en défenseur de la cause flamande (n’est-ce d’ailleurs pas là son seul but, amener l’Infant à épouser sa cause pour augmenter son poids politique ?). L’intransigeance du roi est sans doute prête à vaciller, mais le Grand Inquisiteur veille et ramène le roi à la raison. Dieu n’a-t-il pas sacrifié son fils, lui aussi, pour sauver le monde ? C’est bien lui qui a le pouvoir suprême. Entre ses mains, le scrupuleux Philippe (voir l’article d’hier), n’est rien qu’un jouet. C’est lui qui a le droit de vie ou de mort. L’Inquisition tant redoutée, il l’incarne avec sa voix de basse profonde déclamant la « sagesse » religieuse avec une autorité insurpassable. Nous le voyons, enjeu politique et religieux vont de pair dans l’opéra. On connaît les idées de Verdi sur le rôle de l’Eglise dans la vie politique. Il s’efforce donc d’en montrer toute l’horreur et l’inhumanité.

 

Pourtant, je crois que Don Carlo est surtout la démonstration du drame de la solitude. Tous les protagonistes sont seuls et bien seuls. Tous s’interrogent et souffrent, de manière différente, de ce poids. Le monologue de Philippe II est révélateur d’un homme en pleine errance. Portrait psychologique d’une intensité remarquable, ce passage offre sans doute l’ultime vision de Verdi sur un homme dont les responsabilités sont telles qu’il ne peut les supporter. Enfermé dans sa solitude, il ne peut que se dissimuler derrière l’autorité royale. Carlo est seul, lui aussi. Personne ne semble comprendre sa douleur, pas même la reine qui veut le dissuader d’encore l’aimer. Elisabeth, blessée dans son cœur et trahie, est confronté seule à un destin qu’elle cherche à assumer. Posa n’est pas moins seul. Contre tous, il semble l’unique homme de l’opéra animé de sentiments de compassion. Il se bat seul contre les démons qui auront de toute façon sa peau. Sa trajectoire est mortifère, inéluctablement. Eboli est seule dans sa machination et les conséquences tragiques qu’avec son seul œil elle ne peut pas voir. Seul l’Inquisiteur semble imperméable à la douleur de la solitude. Pourtant, il est solitaire, lui aussi, avec son pouvoir « divin ». Mais il est, lui, complètement aveugle (au sens propre et figuré). C’est par cet aveuglement qu’il peut supporter un destin sanguinaire et sans amour.


 King_Philip_and_Don_Carlos


Etrange opéra que ce Don Carlo. On ressent la solitude de Philippe II, mais on ne parvient pas à l’aimer. On souffre avec Carlo, mais on lui reproche une passivité peu héroïque. On admire la profondeur de voix de l’Inquisiteur, mais on tremble devant son propos et son autorité. On n’excuse pas Eboli pour ses machinations machiavéliques, mais on ne peut pas la détester totalement. Enfin, on admire la grandeur d’âme de Rodrigue, mais ses manières semblent excessives et dirigées vers un but plus personnel (sauf son sacrifice, dont on se demande encore les vraies raisons. Carlo en valait-il la peine ?).


 Giuseppe Verdi


Seule reste Elisabeth dont on regrette le sort injuste et on admire le courage. En cela elle reste l’héroïne typique de Verdi. Elle aurait peut-être mérité le titre de l’œuvre. Rôle écrasant du père, autorité religieuse, injustice de l’amour, ces ingrédients sont constants chez Verdi. Pourtant, l’œuvre semble crépusculaire, et sans issue. Le ver ronge le fruit et la société représentée ici est en danger. Un déclin inévitable, une décadence telle qu’on se retrouve à la fin du spectacle en se demandant qui est le héros. C’est sans doute la conscience de cette absence primordiale qui décida Verdi à cautionner ce « deus ex machina », f
antôme de Charles Quint dont le rôle est de replacer chacun dans une perspective vertueuse où l’amour du prochain prime sur la mort…à moins que la vraie héroïne de l’œuvre soit la mort elle-même… !