C’était, hier matin, la dernière séance de cours de la saison 2007-08. J’avais décidé de parler d’une œuvre merveilleuse et divertissante pour finir l’année dans le soleil et la bonne humeur. Les Nuits dans les Jardins d’Espagne de Manuel de Falla étaient toutes adaptées au climat de fête que je voulais donner et je crois que l’œuvre a été appréciée des participants qui avaient trouvé le temps de rester fidèle à la musique jusqu’au dernier jour malgré les activités estivales d’actualité.
Il faut avouer que la musique de Manuel de Falla (1876-1946) a de quoi séduire les plus réfractaires à la musique typée. Compositeur né à Cadix, andalou par son père et catalan par sa mère, il est sans conteste le plus grand représentant de la musique espagnole du début du XXème siècle. Sur un patrimoine riche des siècles de musique ibérique, son séjour à Paris entre 1907 et 1914 greffe les influences de Debussy, Dukas et Ravel, autrement dit, une harmonie audacieuse et une orchestration riche en couleurs instrumentales. Même dans l’utilisation d’un folklore caractéristique, la palette sonore de Ravel est présente avec une pertinence inouïe.
Sa production n’est pas énorme. La prédominance de la voix, chaude et populaire, ne parvient cependant pas à dissimuler ses œuvres orchestrales les plus remarquables. Les deux ballets, l’Amour sorcier et le Tricorne, dans leur version de concert, figurent aujourd’hui parmi les répertoires de prédilection des grands orchestres.
Les Nuits dans les jardins d’Espagne, impressions symphoniques pour piano et orchestre, furent composées entre 1911 et 1915. Au départ, le compositeur les avait conçues comme trois préludes pour le piano seul mais l’insistance du pianiste Ricardo Vines, ami intime, parvint à le convaincre de les développer et de les réaliser pour piano et orchestre. Il n’y a donc aucune volonté de considérer cette œuvre comme un concerto pour piano. Les trois mouvements peuvent se grouper en deux entités insécables. La première est constituée du seul premier mouvement (Au Généralife) qui est tout à fait autonome. La seconde partie regroupe les deux pièces suivantes, s’enchaînant grâce à une transition particulièrement éloquente.

Au Généralife fait référence à la résidence d’été des rois maures à Grenade munis de somptueux jardins aux points d’eau très nombreux et à la végétation tant luxuriante que colorée. Même (et peut-être surtout) la nuit peut y générer des atmosphères étranges et des rumeurs parfumées des plantes aromatiques. La pièce commence par un rythme de Jaleo à la pulsation magique qui sourdement, dans le fond de l’orchestre exprime l’indication « misterioso » de la partition. Progressivement, sur des tremolos des cordes, se détachent quelques motifs mélodiques qui semblent revenir d’un passé glorieux. L’immobilité de la nuit est alors troublée par plusieurs sortilèges fantastiques. Le premier est l’entrée du piano qui semble simuler le jaillissement d’une fontaine, évoquant de la sorte les « Jeux d’eau » de Liszt et de Ravel. Se succèdent alors une série d’épisodes plus rythmés et richement orchestrés au cours desquels le pianiste et l’orchestre imitent les « rasgueados » de la guitare flamenco. Et justement, le piano distille des couleurs profondément ancrées dans la musique arabo-andalouse tandis que le cor anglais, comme un aulos grec fait résonner les plaintes d’un chanteur populaire.
La « Danza lejana » (Danse lointaine) qui ouvre la seconde partie des « Noches » semble nous arriver comme une rumeur transportée par le vent. Venue du fond de l’orchestre, elle s’amplifie en une succession de formules rythmiques très variées. Comme dans les musiques populaires les plus élaborées (ce n’est pas un contresens de l’affirmer !), les mélodies et les rythmes sont dépendants du moment de la journée (ou de la nuit), de l’état d’âme et du message à transmettre.. Autant dire que cette musique de transmission orale est générée par une théorie complexe et variée qui propose aux musiciens une quantité invraisemblable de formules diverses. Falla les utilise en connaisseur et les superpose, les déforme et, in fine, produit un environnement sonore aussi audacieux que le Stravinsky de l’Oiseau de feu. On a d’ailleurs l’impression, à certains moments, d’être plongé au cœur d’une œuvre du Russe tant l’asymétrie des motifs et les timbres des vents nous assaillent. Une accalmie précède la transition vers le furieux final.
En un crescendo et une accélération exceptionnels, le piano nous fait entrer dans les « Jardins de la Sierra de Cordoue. Sorte de rondo alterné de « copla » (couplets), le refrain est construit sur une Zambra gitane, musique de fête nocturne d’origine arabe, assez lascive d’expression, qui, paradoxe, accompagne la procession du Corps du Christ dans les villes d’Andalousie durant la Fête-Dieu. A cause de son caractère profane, Philippe II, au XVIème siècle, en avait interdit l’usage. L’arrivée subite d’une superbe mélodie typique du flamenco, la « Solea », considérée comme la mère du chant, la reine des coplas d’Andalousie. Son aspect pathétique, le chant qu’elle suppose et l’accompagnement des guitares imaginaires offrent à ce final une poésie formidable. Suit une « danse du talon », plus rude, générant un épisode dramatique. Une dernière fois, le chant revient en une dernière vocalise et l’orchestre, dans des couleurs très ravéliennes se calme et termine la superbe pièce dans le silence de quelques pizzicati.
Jardins de la Sierra de Cordoue
Les rumeurs de la nuit se sont tues, laissant à l’auditeur toutes les images et les parfums de ces fabuleux jardins d’Espagne surchauffés par le soleil diurne et le réveil (rêve?) des hommes dans la tiédeur nocturne.