Au service de Dieu… !

 

Il y a maintenant plusieurs semaines que je potasse les livres d’histoire à la recherche d’informations sur l’Espagne du XVIème siècle en vue de la conférence que je dois donner aujourd’hui soir à l’ORW sur l’opéra de Verdi, Don Carlo au programme prochainement.

 

Les grandes idées de cet article sont tirées du remarquable texte de Léon-E Halkin, Le caractère de Philippe II, dans Initiation à la critique historique, éd. Serge Fleury, 1982, pp. 167-184.

 

Loin de moi l’idée d’établir un vrai lien entre l’histoire telle que nous la connaissons aujourd’hui et les sources littéraires de Verdi dans le cadre de son opéra français connu sous le nom de Don Carlos. Le livret s’inspire de la pièce de théâtre de Schiller qui, lui-même, tenait nombre de ses informations de Saint Real, auteur du XVIIème siècle. Le portrait de Philippe II (1527-1598) est tracé dans toute son horreur et son intransigeance, approchant sans doute la vérité historique. Par contre son fils, Don Carlos, n’était pas du tout le personnage représenté dans la littérature, mais un homme irascible et violent, à la limite de la normalité, incapable de régner, d’aimer ou de séduire.


 Don Carlos d'EspagneDon Carlos


Nous en reparlerons bientôt, mais déjà, je voudrais annoncer la couleur. L’Espagne que propose Verdi est celle qui correspond à ses propres haines politiques. Philippe II y apparaît non seulement comme un homme foncièrement sévère, rigide, mais surtout comme un monarque hanté par une Inquisition contre laquelle il ne peut rien.

 

Je me suis donc demandé qui était vraiment le roi d’Espagne Philippe II. Fils de Charles Quint, le Flamand, et d’une princesse portugaise, Philippe est régent d’Espagne dès l’âge de seize ans. Il reçoit de son père la couronne d’Espagne douze ans plus tard et devient, par la force des victoires et annexions, le monarque d’un territoire immense comprenant, en outre, les Pays-Bas, la Franche-Comté, le Portugal, les Deux-Siciles et les nombreuses colonies. Il est l’un des cinq grands monarques de son temps avec Elisabeth d’Angleterre, Soliman le Magnifique, Ivan le Terrible et Akbar.


 Portrait de Philippe II d'EspagnePortrait de Philippe II d’Espagne


On peut dire que le seizième siècle est celui de l’âge d’or de l’Espagne. Ce Grand Siècle est peuplé de noms immortels ; Citons en vrac et dans le désordre : Cervantès, Greco, Calderon, Saint Ignace de Loyola et Sainte Thérèse d’Avilla. Ces quelques noms attirent immédiatement l’attention sur l’aspect religieux qui couvre ce siècle. L’Espagne est catholique, profondément religieuse et intolérante. L’Inquisition est très forte et les massacres et autodafés au nom de l’Eglise sont monnaie courante. Si la foi de Philippe II est indéniable, elle doit se comprendre en fonction de cette inquisition qui tient le vrai pouvoir. Il faut dire que l’unité d’un si grand territoire passait par la religion commune et la répression de l’hérétique au sens large (on y a placé ceux qui étaient adversaires politiques aussi, par exemple).


Le Greco, Grand InquisiteurLe Greco, Le Grand Inquisiteur


 

Philippe n’était pas bel homme. Les peintres ont cherché à lui donner une stature de monarque, mais trahissent une laideur compensée par un apparent sens de la dignité et de l’ordre. La folie qu’on lui attribuait déjà de son vivant à cause des nombreux mariages consanguins de ses ancêtres doit être nuancée par sa longévité et, d’une certaine manière, sa capacité à régner de nombreuses années (Hitler ou Staline ont aussi régné longtemps !). Il semble qu’il soit plus responsable de la dégénérescence des Habsbourg que victime. Son successeur et fils, Philippe III, fut un véritable anormal !

 

C’est plus dans l’examen de son caractère que l’on décèle les bases d’une personnalité complexe. Sa foi à toute épreuve et son intransigeance n’en font pas un philosophe. Au contraire, sa vie pleine de travail, de frustrations et de souffra
nces ne laissent pas de place aux plaisirs de l’existence. Peu physique, il ne fit aucun exploit d’ordre sportif, à l’inverse de son père. Conscient de l’investiture divine qu’il avait reçue avec la couronne, il se considérait comme le vicaire de Dieu. Son devoir résidait donc dans la protection religieuse de son peuple. Le duc d’Albe aurait dit, devant Catherine de Médicis scandalisée : « Avant de consentir à régner sur des hérétiques, le roi aimerait mieux perdre la couronne et la vie ».

 

Dans sa retraite monastique de l’Escorial, le roi, comme un simple moine, participe aux offices, prie et médite, lit des traités d’ascétique et médite sur les « Sept péchés capitaux » de J. Bosch. Il travaille à son passage dans l’au-delà et montre là les excès angoissés d’un homme peu sur de lui en exigeant que 30 000 messes soient données pour le salut de son âme ! Cette austérité ne laisse que peu de place aux sentiments humains. On note cependant dans sa correspondance, des lettres assez affectueuses adressées à ses enfants. L’enfermement de son fils Carlos relève plus de la raison d’état que de la cruauté pure.


 Palais de l'EscorialPalais de l’Escorial



Mais ces rares élans ne suffisent pas à montrer un homme comme les autres. L’imprévu le dérangeait. Il n’aimait ni les voyages, ni les armes. Il n’aimait pas plus les discours, lui qui ne vivait que pour travailler lentement et méticuleusement dans la cellule qu’il s’était aménagée dans le palais. Obsession du travail lent et méticuleux, il passait des heures à lire et relire les dépêches et les courriers diplomatiques. Beaucoup pensent que ces activités lui permettaient de sortir de lui-même et de s’oublier.

 

La terreur qu’il suscitait de son vivant dans les provinces de son royaume était justifiée. Il ordonnait la répression et les massacres. Il brûlait les hérétiques sur la place publique pour donner la leçon à celui qui voudrait lui désobéir. Il était redouté car, de son bureau, il ne connaissait ni le monde ni la vie des hommes. Il était incapable de compassion et de tolérance. Jaloux de l’autorité des monarques rivaux, il tend à obtenir toujours plus de poids en Europe. Il semble d’ailleurs, comme c’était l’usage autrefois, que les mariages étaient diplomatiques et sans amour.

 

Cette volonté de concentrer en lui tous les aspects du pouvoir est sans doute la cause de ses plus grands échecs. Il aurait pu sauver Don Carlos s’il avait été un père normal. Il aurait également conservé les riches Pays-Bas avec un peu de bon sens et de tolérance. Il n’était pas homme d’action et, comme pour le cacher, il était dur.

 

…Et sans doute scrupuleux… ! Il prenait toutes ses décisions après des réflexions poussées jusqu’à l’obsession et à l’absurde. Sur son lit de mort, il aurait déclaré à son confesseur : « Mon père, vous tenez la place de Dieu. C’est donc en sa divine présence que je me déclare prêt à faire tout ce que vois croirez nécessaire pour le salut de mon âme. J’y mettrai toute ma bonne volonté, et, par conséquent, si je devais omettre quelque chose, c’est vous qui en seriez responsable ».

 

Le terme de « ruminations mentales » est adéquat pour évoquer des obsessions terribles engendrant des souffrances qui ne l’étaient pas moins. Sa perpétuelle crainte de tout, son sens excessif du devoir, sa foi redoutable et de nombreux autres traits de son caractère non évoqués ici me laissent penser que ce devait être un homme seul. Solitaire sans l’avoir voulu, sans amour ni pour l’autre ni pour lui-même, Philippe II n’était certes pas un saint, il était seul et cela, Verdi, loin qu’il était de la vérité historique d’aujourd’hui, l’avait compris.