Le Cercle Francophone Belge Richard Wagner m’invite aujourd’hui à donner une conférence sur un sujet un peu particulier et original : les rapports que peut entretenir la musique d’Anton Bruckner (1824-1896) avec le maître de Bayreuth (1813-1883). La saison dernière, je leur avais parlé de la notion de temps dans les opéras de Wagner et, finalement, le sujet n’est peut-être pas si éloigné de cela aujourd’hui. Je n’écrirai pas aujourd’hui le texte complet de cette intervention, je ne le fais jamais et ce serait beaucoup trop long ici. Je voudrais simplement en dégager les idées maîtresses. L’exposé est basé sur une analyse des œuvres généralement mises en rapport avec Wagner, les troisième et septième symphonies, bien que l’ensemble de l’œuvre soit représentative de la pensée brucknérienne.
On a souvent dit que Bruckner représentait la version symphonique des opéras du grand Richard. Il faut dire que les contemporains des deux hommes ont beaucoup pratiqué un amalgame malheureux entre des notions fort différentes en pratique. Ainsi, Edouard Hanslick, ce critique viennois à la grande autorité, avait délimité les critères du beau dans la musique et opéré une véritable liste noire des compositeurs. Prenant le modèle de la musique prétendument pure de Brahms, il lui opposait les propos philosophiques de Wagner et l’incapacité qu’a l’art musical de véhiculer une pensée au-delà de ses propres sons. Or l’« art total » de Wagner, pour remarquablement musical qu’il soit, se veut aussi représentation du monde. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau et l’exemple de Beethoven suffit à démontrer qu’un artiste a toujours la volonté de s’exprimer en fonction de sa perception et de son vécu.
Festspielhaus de Bayreuth
Oui, la musique de Wagner propose un modèle du monde profondément influencé par les philosophes, Schopenhauer en tête. On peut aussi affirmer que la complète compréhension de son œuvre ne peut s’envisager qu’en tenant compte des messages qui sous-tendent ses œuvres du Vaisseau fantôme à Parsifal. Dans le même sac, Hanslick plaçait des artistes impliqués de près ou de loin dans le même processus créateur. A leur tête, Franz Liszt et Anton Bruckner font figure de véritables mentors. Les désagréables commentaires répandus à tort et à travers par Hanslick et sa clique sont fondés sur une simple constatation que tout le monde peut faire aisément. La musique de l’organiste de Saint Florian utilise à peu près les mêmes effectifs orchestraux que Wagner (les fameux tubas, en particulier). Il vénérait aussi la richesse thématique et harmonique de celui qu’il considérait comme son maître et le plus grand compositeur vivant. Il faisait régulièrement le voyage à Bayreuth et a même rencontré le génie à la villa Wahnfried en septembre 1873. Sa troisième symphonie lui est dédiée ce qui lui a donné le surnom de « Die Wagner symphonie ».
C’est vrai que les premières moutures de l’œuvre contenaient plusieurs citations des opéras. Aujourd’hui, après les (regrettables ?) modifications que Bruckner a opérées dans son œuvre sur les conseils de ses « amis » et le souhait de Wagner lui-même d’ôter les dites citations, il ne persiste que l’énoncé du motif du sommeil de Brünnehilde dans Die Walküre. Il n’en fallait pas tant pour que notre critique déclare avec assurance que la troisième se résumait à « Une Neuvième à la sauce Walkyrie » ! C’était cependant et en partie bien vu !
Cette œuvre est surtout la première à regrouper tous les éléments stylistiques typiques de la construction brucknérienne. Le premier mouvement en forme d’épopée à la manière de Beethoven, la création d’un univers par un tremolo initial et une lutte de tous les instants entre trois thèmes bien délimités, un Adagio profondément expressif et tragique dans une suspension du temps impressionnante, un scherzo qui doit beaucoup au Laendler un peu rude et un final récapitulatif souvent couronné par un choral rédempteur.
Pourtant, la différence avec Beethoven et Wagner est plus frappante que la ressemblance. En effet, le langage de Bruckner est unique et personne ne semble plus le contester aujourd’hui. Le traitement orchestral, si particulier, dans ses masses sonores évoque parfois les grandes orgues. La recherche des timbres se fait particulièrement forte dans les mélanges de bois, l&rsqu
o;utilisation spéciale des cors et des trombones ainsi que l’unité des cordes dans un contrepoint très fréquent. La thématique ne relève pas non plus de Wagner. Ce dernier, utilisant le leitmotiv comme base de son discours procède par la multitude de séquences courtes qui se combinent en un discours continu par transformations, variations et superpositions. Au contraire, la symphonie de Bruckner utilise invariablement trois grands thèmes (Haupthema, Gesangthema et Rythmusthema) qui se juxtaposent en sections bien délimitées. Le flot continu, wagnérien, se limite ici aux développements et aux « échelles célestes » (grandes progressions thématiques, harmoniques et dynamiques).
Le point d’ancrage de ses symphonies se trouve presque toujours dans le développement et le travail sur la forme n’a rien de semblable à la ligne directrice d’un opéra. Si les traditionnels quatre mouvements de la symphonie peuvent faire penser, de loin, à une progression en quatre acte d’un même propos, il n’y a jamais d’argument clairement délimité qui évoquerait une œuvre à programme. Là aussi, Hanslick se trompe lorsqu’il croit que Bruckner raconte nous propose un récit bien établi.
Harmoniquement, on peut déceler fréquemment des enchaînements communs aux deux compositeurs, mais ils se placent dans des perspectives très différentes et sont liés à la proximité temporelle et géographique des deux hommes. Le monde harmonique de Bruckner est lié à un cadre tonal précis, il n’y a jamais chez lui une volonté d’innover harmoniquement. Richard Wagner semble plus audacieux et aime plonger l’auditeur dans une ambiguïté tonale résultant du mélange des leitmotivs et de leur expression momentanée. Le résultat se veut profondément sémantique dans la mesure où chaque phrase musicale révèle un état transitoire dépendant de l’évolution de l’intrigue et des messages qu’elle doit dispenser. Les audaces harmoniques de Bruckner sont d’un autre ordre. Elles témoignent presque toujours d’une déformation ou d’une progression expressive continue qui évoquent le doute ou l’angoisse. Bruckner aime aussi prolonger un accord parfait très longtemps par répétitions ou par tenue, ce qui lui permet de dissoudre le temps musical tout en conservant un équilibre psychologique stable.
Thème de l’Adagio de la septième symphonie aux tubas wagnériens
Dissoudre le temps ! nous y voilà ! c’est peut-être le point commun le lus fort entre les deux hommes. En effet Wagner propose une vision radicalement nouvelle du temps. Tout, dans ses opéras semble converger vers Parsifal et son « temps-espace » si curieux et fascinant. Dissoudre le temps pour accéder aux notions toutes philosophiques de l’Amour suprême qui ne peut exister qu’au delà du temps humain et mortifère.
Bruckner n’est pas animé d’une telle culture philosophique. D’ailleurs, Brahms, en une boutade restée célèbre disait à son propos : « Ah ! ce Bruckner que les moines de Saint Florian ont sur la conscience… ! ». Et il ne se trompait pas. Il y a peu de compositeurs dans l’histoire de la musique qui possèdent une telle foi (Bach, Bruckner, Messiaen, …). On peut même affirmer que toutes ses symphonies s’en inspirent, que ce qu’elles véhiculent représente l’homme avec ses espérances, sa vision du divin et ses doutes aussi (même le grand Bach semble avoir éprouvé des doutes existentiels !).

Sa rhétorique du choral est significative. Elle l’est au point d’avoir, là aussi, soulevé rires et sarcasmes chez ses contemporains. A Vienne, ville du modernisme des idées, témoin privilégié de l’évolution laïque de la pensée, Bruckner fait office de moine égaré dans les salons. Son langage campagnard et son patois rural le font passer pour un attardé. Dans le même ordre d’idée, on rit de sa foi que l’on qualifie de primaire et démodée. Pourtant, il suffit d’écouter sa musique pour y déceler un sentiment religieux profond, plus « théologique » d’ailleurs qu’il n’y paraît. Le Dieu de Bruckner est continuellement présent dans les trois thèmes de ses œuvres comme la Trinité sacrée. Il garde en cela une vision « baroque » du monde. L’homme, à travers sa vie et ses accidents, sa mort et son statut de pêcheur attend de la Divinité une Rédemption que seul le choral peut dispenser…à la fin du parcours (entendez de la symphonie). Dépasser le temps devient un enjeu majeur puisque c’est seulement là que se dispense la Rédemption. Tout sera mis en œuvre pour proposer deux niveaux d’écoute. Le premier est lié au temps mortifère est donc tragique par essence, l’autre vise à y échapper par les mouvements lents, les harmonies suspendues, les th&e
grave;mes ascendants et, in fine, le choral.
Les deuxièmes thèmes sont significatifs de cette volonté d’abolition du temps. Lyriques par essence, ils reprennent les flots de notes typiques de la rhétorique des parties de la messe qui évoquent le Christ, le Dieu fait homme. Par sa mort, il devient le vecteur de l’éternité. Doux et tendres, ces thèmes sont à l’image de la vision brucknérienne du Christ. Passerelles nécessaires, ils conduisent au troisième thème, rythmique et animé d’un esprit de vie. L’énoncé des ces trois idées religieuses est souvent assorti d’un motif bref et caractéristique présent dans de nombreuses œuvres et expliqué dans le Te Deum par ces mots si représentatifs : « En vous, Seigneur, j’ai mis toute mon espérance ; que je ne sois jamais confondu ».
Les développements mettent en scène les combats tragiques et les doutes de l’homme. Ils sont autant de visions particulièrement émouvantes d’un homme sincère qui cherche la Paix. La présence d’un hors temps originel avant la création d’où tout découle (le silence qui doit obligatoirement précéder une œuvre de Bruckner) et l’accession à une éternité (le silence qui suit l’œuvre, les applaudissements intempestifs sont à prescrire !) n’ont d’égal que la tentative, presque bouddhiste (les spiritualités orientales font leur entrée dès le début du XIXème siècle en Europe et contribuent à la transformation de la pensée traditionnelle, Wagner y sera sensible aussi), d’en montrer l’essence dans le déroulement de l’œuvre. Toutes proportions gardées et dans un esprit occidental christianisé, une symphonie de Bruckner a de nombreux points communs avec le déroulement d’un Raga hindou (l’Alap, construction progressive du thème suit sensiblement les mêmes procédés). Certains chefs d’orchestre l’ont bien compris en rendant un juste tempo contemplatif dans certaines circonstances et en suggérant cette vision unique en occident de l’essence du monde par le temps (Sergiu Celibidache, par exemple).
En découvrant ce Bruckner là, on en comprend mieux le génie et ce qui semble naïf à certains prend soudain une valeur universelle et dépasse, de loin, la simple confession catholique de l’homme coupable. L’auditeur, rempli ou non de spiritualité, perçoit une part du mystère du monde à travers ces sons profonds et ses architectures parfaites. La controversée dédicace de la neuvième symphonie inachevée au « Bon Dieu » (Dem lieben Gott) est loin d’être ridicule dans cette optique.
C’est sans doute dans cette lecture que Wagner et Bruckner sont les plus proches. Sans rapport de disciple à élève, le philosophe rencontre le « moine » dans leur quête ultime. Tous les deux cherchent la même chose, mais y parviennent par des moyens différents. Wagner prône le renoncement qui conduit à l’Amour total, seule voie praticable à la connaissance ultime (le Graal de Parsifal). Bruckner pratique lui aussi le renoncement aboutissant à l’Amour Divin (son Graal personnel). En fait, l’un et l’autre ne font rien d’autre que de transmettre leur vision romantique du monde. Comme toujours, dans l’observation de l’histoire, l’œuvre artistique est générée par l’absolue nécessité d’exprimer l’homme face au monde…et cela, Hanslick ne l’avait sans doute pas compris… !