Cauchemar

 

Le motif du Tour d’écrou dans l’opéra de Britten utilise un procédé remarquable pour simuler la vis qui se resserre et qui, au fur et à mesure de son parcours nous oppresse toujours un peu plus (voir articles précédents). C’est le propre de ce que nous nommons le cauchemar. D’ailleurs, dans une lecture superficielle du roman de Henry James et de l’opéra qui en est tiré, l’histoire peut se résumer à un conte fantastique proche du mauvais rêve.


 Motif de l'écrou


« « Cauchemar » est un terme générique utilisé de façon variable et courante pour désigner des manifestations anxieuses et angoissantes survenant pendant le sommeil ». Wikipedia. Son étymologie est riche et complexe. Dérivé d’un mot utilisé au XVème siècle, « cauquemaire », il se compose de « Caucher » qui signifie « presser » et « Mare » qui provient d’un mot néerlandais ayant le sens de « fantôme ». Si le mot s’écrit de manière différente au cours du temps (cochemare, cochemar, cauchemare, cauchemar), il est toujours associé à la notion d’oppression fantomatique et aux sorcières. En 1690, le Dictionnaire Furetière donne cette définition du mot : « Nom que donne le peuple à une certaine maladie ou oppression d’estomac, qui fait croire à ceux qui dorment que quelqu’un est couché sur eux, ce que les ignorants croient être causé par le malin Esprit. En latin Incubus, Ephialtis en grec ».

 

Comme pour l’écrou, la notion d’oppression est donc très forte, celle du fantôme aussi. Elle suppose, nous le comprenons, la notion d’incube à forte connotation sexuelle. Le cauchemar provient donc de l’impression d’un démon se couchant sur le dormeur pour lui ravir son innocence (!?)… très proche en effet de notre sujet musical.

 

L’art, reflet de la vision du monde réel ou irréel de l’individu a cultivé aussi ces visons nocturnes. L’homme n’est-il pas vulnérable dans son sommeil ? Ainsi, le prototype de la littérature fantastique qu’est « L’Homme au sable » de E.T.A. Hoffmann, concerne des visions nocturnes terrifiantes, ainsi les Nachtstücke de Schumann déploie des mondes imaginaires inquiétants et sournois. La peinture n’est pas en reste et certains artistes se sont même fait une spécialité du monde imaginaire, des fantômes et du sommeil.


 Johann Heinrich Füssli


Johann Heinrich Füssli (1741-1825) est un peintre et un écrivain d’art britannique d’origine suisse. Passant une grande partie de sa vie en Angleterre, il devint rapidement un spécialiste de l’illustration des œuvres de Shakespeare, de Dante et de l’épopée des Nibelungen (les légendes scandinaves à l’origine du travail de Wagner sur le Ring). Très réceptif aux éléments surnaturels des légendes, il pensait que la peinture, pour être vraiment expressive, devait exagérer certains détails et susciter chez le spectateur une vision non seulement du sujet traité, mais aussi des rapports que ce sujet pouvait entretenir avec l’observateur attentif. Trouvant chez Michel-Ange et son maniérisme presque baroque le sens de l’accentuation des détails, il refusera un académisme froid que nombre d’artistes de l’époque défendaient. Comme Rubens, il excellait dans la représentation détaillée des personnages, du mouvement et dans l’expression de la couleur. Pourtant, Füssli est un romantique et les images sombres figurent en bonne place dans ses quelques deux cent tableaux et huit cent croquis. Il préférait les personnages imaginaires aux portraits et n’a peint que deux paysages.


 Le Cauchemar de J.H. Füssli (1781)


Le Cauchemar (1781) nous offre une image remarquable du phénomène développé ci-dessus. Nous y voyons une jeune femme étendue sur un lit. Son attitude témoigne d’un sommeil agité. Les bras et la tête pendent au bord de la couche, le corps, tordu témoigne d’un malaise important. La courbe qui anime la structure du corps féminin, des pieds à la main gauche en passant par le visage offrent cette figu
e rhétorique de la catabase créant cette sensation de malaise et d’agitation entre extase et douleur. Comme le précise la définition du cauchemar, l’oppression de l’estomac se fait directement par l’intermédiaire d’un personnage monstrueux assis sur le ventre de la femme. Moitié singe, moitié gnome, il semble attendre…un moment propice. Un peu dans la pénombre, on peine à le décrire d’autant que notre regard, attiré par la lumière blanche et pure que distille la chemise de nuit de la victime, a de la peine à s’en décoller. Un décor de draperies sombres (c’est la nuit !) joue sur les couleurs rouge et ocre. Sur la toile de fond, une vague ombre se dessine et dans une lumière irréelle, la tête d’un cheval, d’une jument, plus exactement, aux yeux vides se présente. C’est l’arrivée de celle-ci, qu’attend le monstre, symbole de l’incube. Sa monture lui permettra de détaler avec sa proie.

 

Le peintre a représenté l’illustration du mot cauchemar en anglais « Nightmare » qui littéralement, signifie « Jument de la nuit ». Ce tableau doit être rapproché d’une des eaux-fortes de la série des proverbes de Francisco de Goya (1646-1728). Elle s’intitule « Le Cheval ravisseur » : dans un paysage désolé, presque lunaire, une jeune femme horrifiée est enlevée, de manière brutale, par un cheval fougueux et sombre.


 Francisco de Goya, Le Cheval ravisseur


Parmi les thèmes chrétiens les plus populaires, les tentations de Saint Antoine figurent en bonne place dans l’histoire de l’art. Jérôme Bosch, Pieter breughel, Matthias Grünewald, Diego Velasquez, Max Ernst et Salvador Dali, entre autres lui ont consacré des œuvres remarquables. Gustave Flaubert lui consacre également un récit. Saint Antoine serait né en Egypte vers 251 et mort en 356 à l’âge de 105 ans. Dès l’âge de vingt ans, il décide d’appliquer l’Evangile à la lettre et se débarrasse de tous ses biens pour mener une vie d’ermite. Pendant une longue période, épreuve l’amenant au renoncement total, il subit les assauts des forces démoniaques par l’intermédiaire de tentations diverses dont certaines très proches de l’incitation à l’incube. C’est ainsi que Salvador Dali peint cette remarquable toile montrant la résistance acharnée du Saint dans le désert face à la fameuse jument blanche et à la jeune fille ravie. Tenté par ses démons intérieurs, il brandit cependant la croix, symbole de son renoncement, et repousse le cheval démoniaque.


 S. Dali, La tentation de Saint Antoine


Nous le voyons, le cauchemar, les fantômes et les tentations font partie de l’être humain. De tous temps, les fantasmes et leur rapport avec la conscience humaine ont frappé l’imagination des artistes. Ne nous étonnons donc pas que Benjamin Britten retrouve ce procédé expressif dans le fantôme de Quint, qu’il dispose son action comme autant de suggestions d’un « démon » intérieur dans l’âme du jeune Miles qui découvre la vie d’adolescent. Bref, qu’il entre dans le monde de l’adulte, au grand regret et à la crainte des ses proches, la gouvernante et Madame Grose, qui préféraient l’innocence (?) de l’enfance. Décidément, The Turn of the Screw n’est rien d’autre qu’une paraphrase sur l’intériorité humaine, sur la transformation de l’être et sur une société, décidément outrageusement puritaine, refuse de s’examiner avec les yeux de la critique. Une bonne leçon d’humanité… !