Les quatuors à cordes de Beethoven constituent pour tous les musiciens et les mélomanes une somme exceptionnelle. Ils sont d’une part un témoignage unique de la pensée du grand maître allemand tout au long de sa vie créatrice et, d’autre part, les premières grandes manifestations romantiques au sein de la musique de chambre.
La formation du quatuor (deux violons, un alto et un violoncelle) fut littéralement inventée et portée à un haut degré de perfection par J. Haydn. Le jeune Mozart, attiré par ce genre à la fois sévère et profond, lui confia ses expressions les plus intimes atteignant là, les plus hautes sphères de l’émotion musicale.
Le quatuor à cordes est un genre difficile. Il nous déroute par son austérité. Son discours franc est sauvagement intransigeant. Il nous plonge dans la nudité de la musique pure. Beethoven ne s’y est pas trompé. Tardant à se lancer dans la composition de ce genre impitoyable, il se cherche d’abord dans la musique de piano. Renommé à Vienne pour ses talents pianistiques, il s’oriente dans la musique de chambre en utilisant son instrument de prédilection dans ses trios. Ces derniers, très remarquables, témoignent des recherches qui aboutiront au travail sur le quatuor.
Il se jette dans l’arène en 1798. L’homme cherche d’abord à prolonger les avancées de ses aînés. Fruits de centaines d’esquisses et de remaniements infinis dans l’intimité d’une petite chambre viennoise, les six quatuors de l’opus 18 naissent au monde. Monumentale synthèse de ses prédécesseurs, l’œuvre est pourtant déjà d’une maturité et d’une originalité hors du commun. Tout le cycle est dédié au Prince Lobkowitz, notable viennois, ami et protecteur du compositeur.
Une interruption de six années précède la véritable transformation du style de Beethoven. Cinq quatuors voient alors le jour entre 1806 et 1810. Résultat des transformations de sa pensée suite à sa surdité de plus en plus grande et des moments difficiles du Testament de Heiligenstadt, ces quatuors sont, sans doute, les premières manifestations romantiques du genre. Il s’agit d’abord des trois quatuors dits « Razumowsky » de l’opus 59, du quatuor surnommé « les Harpes » opus 74 ainsi que du véhément quatuor opus 95 appelé « Quartetto serioso ». Ils renouvellent complètement le genre et sont contemporains des cinquième et sixième symphonies.
Masque de Beethoven en 1812 par Franz Klein
C’est seulement après douze longues années de silence que le compositeur se remet au travail. En 1822, l’évolution stylistique de Beethoven est telle que ses dernières et immenses sonates pour piano atteignent une hauteur d’esprit et une spiritualité presque irréelle. Sa surdité complète a désormais provoqué une isolation sociale et philosophique inédite dans l’histoire de la musique. Au sommet de son art et en pleine possession de ses moyens, il s’applique alors à transmettre ses ultimes messages. Ses contemporains ne le comprennent plus, il est seul, mais écrit pour les générations suivantes.
Cris de détresse d’un homme perdu pour les siens, moments d’apaisement et de joie retrouvée, sagesse et hauteur de vue alternent dans ces œuvres difficiles mais tellement vraies. Le contrepoint envahit tous les mouvements, les fugues austères et les récitatifs pathétiques se succèdent. Les mélodies sont exploitées jusque dans leur derniers retranchements et les sublimes variations font de temps à autre, émerger un thème populaire recueilli dans le patrimoine viennois. Tout est dit. Ces œuvres gigantesques sont les quatuors de l’opus 127, 130, 131, 132, 133 « Grande Fugue » et 135. Elles sont un aboutissement que seuls, bien plus tard, Bartok et Chostakovitch atteindront.
Thérèse Malfatti au piano
C’est en mai 1810 que Beethoven commence son onzième quatuor à cordes en fa mineur opus 95. L’œuvre ne sera jouée par le Quatuor Schuppanzigh qu’en 1814 et ne sera publiée qu’en 1816. La guerre de 1812 est désormais terminée et Beethoven se remet des épreuves subies durant le conflit. Il peut enfin retourner passer le printemps et l’été à Baden. Pourtant, malgré cette éclaircie, une nouvelle catastrophe attend le compositeur. Ses projets de mariage avec Thérèse Malfatti (pour qui il aurait écrit la célèbre pièce favorite &laqu
o; Pour Elise » en 1810 également) s’écroulent subitement lorsqu’il apprend son mariage prochain. « La nouvelle que tu me donne m’a précipité des régions de la plus haute extase dans une chute profonde… Non, rien que des blessures pour moi dans l’amitié et les sentiments du même genre… Il n’y a pour toi aucun bonheur à l’extérieur… » (B. Massin)
Goethe
C’est par l’intermédiaire de sa nouvelle amie, Bettina Brentano, que Beethoven fera ensuite la rencontre de Goethe qu’il vénère plus que tout autre auteur. Pourtant, bien que d’une courtoisie de tous les instants, le grand homme ne se sentait sans doute pas très proche de l’art de Beethoven. Vingt longues années les séparaient et Goethe appartenait à la génération de Mozart qu’il adorait par dessus tout. « Je n’ai encore jamais vu un artiste plus puissamment concentré, plus énergique, plus intérieur… Son talent m’a plongé dans l’étonnement. Mais c’est malheureusement une personnalité indomptable. Il n’a sans doute pas tort de trouver ce monde détestable ; mais vraiment, il ne le rend pas ainsi plus plaisant ni pour lui, ni pour les autres » (B. Massin). Bref, la rencontre historique ne fut pas porteuse de grandes conséquences artistiques. Goethe n’y pensa plus et Beethoven continua à admirer l’œuvre et la puissance créatrice de l’auteur de Faust.
Tout le quatuor est marqué par le sceau de la déception amoureuse. Il nous montre un compositeur ballotté entre dépression et surexcitation. Le sous-titre donné par Beethoven « Quartetto Serioso » témoigne de sa volonté dramatique.
L’allegro con brio qui ouvre l’œuvre est remarquable par la densité de son expression sauvage. Les quatre instruments hurlent simultanément un motif rythmique très agressif qui ne sera contrebalancé que par une seconde idée plus plaintive. Pourtant, c’est l’orage qui prédomine et qui balaye l’espace sonore de traits vertigineux. De temps à autres, une volonté de sérénité semble poindre, bien vite étouffée par de violentes sonorités.
Le deuxième mouvement allegretto ma non troppo, plus mélancolique développe en son centre une triste fugue qui « cherche en tâtonnant à saisir la plaintive Eurydice, qui toujours se dérobe à sa main » (R. Rolland)
Sans transition, ce mouvement s’enchaîne au troisième, allegretto assai vivace ma serioso, qui renoue avec les rythmes et les sonorités dures du début interrompus par de ténébreux silences. En son centre, un choral apaisé se fait jour, générant un nouvel espoir vite refoulé par les retours de la première partie.
Première édition parisienne du quatuor op. 95
Le final veut échapper à la tristesse. Il faut vivre et lutter encore. Un refrain plein de joie et de sérénité alterne avec de nouveaux passages dépressifs, mais vers la fin, une mélodie vraiment lumineuse parvient à dissiper les nuages et à plonger l’auditeur dans la joie, certes un peu forcée, des sonorités du quatuor.
Je serai, ici, pleinement d’accord avec l’analyse de l’événement qu’en font Jean et Brigitte MASSIN. Non seulement GOETHE était artistiquement « dépassé » par la dimension nouvelle, « prométhéenne », « napoléonienne » de BEETHOVEN, mais, « conseiller intime » du grand duc de Weimar, il était sur tous les plans un « réactionnaire » ! Son goût en musique en était resté avant 1789 (seul comptera pour lui le tout jeune MENDELSSOHN) et son « conseiller » en la matière, ZELTER – au demeurant, moins bête qu’on ne l’a dit – le maintenait dans cette attitude. C’est pourquoi, odieux avec BEETHOVEN (il ne l’honorera même pas d’une réponse dans « l’affaire » de la souscription pour la Missa solemnis), il aura à coeur de se surpasser dans la muflerie avec SCHUBERT et BERLIOZ …