Modest Moussorgski rencontra l’artiste et architecte Victor Hartmann en 1870. Les deux hommes se lièrent d’amitié autour de leurs visions communes imprégnées directement des idées nationales de Vladimir Stassov, critique à l’origine du Groupe des Cinq.
Mais Hartmann mourut prématurément d’une rupture d’anévrisme en 1873 à l’âge de 39 ans. Ses amis décidèrent alors de faire connaître l’artiste russe du grand public en organisant une exposition reprenant plus de quatre cents œuvres du défunt et en les exposant à l’Académie des Beaux Arts de Saint Petersbourg en 1874. Pour l’occasion, Moussorgski prêta des œuvres de sa collection personnelle. Impressionné par une telle exposition, Moussorgski composa en six semaines une suite de pièces décrivant un parcours imaginaire au sein de la grande exposition.
Victor Hartmann
Il créa donc tout son matériau musical sur les dessins et les aquarelles que Hartmann avait réalisés durant ses voyages à l’étranger en France, en Pologne et en Italie. Aujourd’hui, presque toutes les peintures de l’artiste ont disparu rendant impossible une authentique confrontation de la musique et de ses modèles. Il est d’ailleurs fort probable que les souvenirs du compositeur aient été déformés pas ses délires provoqués par l’abus d’alcool et que les « tableaux » soient autant une hallucination du compositeur qu’un souvenir de l’exposition.
Moussorgski en 1879
En 1939, un musicologue du nom d’Alfred Frankenstein publia un article dans lequel il cherchait à prouver l’identification de sept peintures dans l’œuvre du compositeur. Mais l’œuvre s’écoute plus que ne se voit. Si ces images ont un intérêt documentaire certain, elles sont le prétexte des divagations et suggestions que la musique propose. J’en reproduis cependant quelques unes ici pour la beauté picturale et artistique. Certaines ne figuraient même pas dans l’exposition que Moussorgski a pu visiter.
L’œuvre qui dure un peu plus d’une demi-heure est écrite pour le piano solo, mais elle est sans doute la musique la plus souvent orchestrée de l’histoire. Nous connaissons surtout la plus réussie, celle de Maurice Ravel (en 1922), un génie de l’orchestration. Il faut cependant savoir que la première version partielle pour orchestre date de 1891 et est due à un compositeur russe inconnu aujourd’hui, un certain Touchmalov, mais que de grands chefs comme Leopold Stokowski ou Vladimir Ashkenazy ont également réalisé leur propre orchestration.
Chaque tableau est séparé par une promenade qui simule le parcours du visiteur d’une toile à l’autre et véhicule les résidus d’émotion qui persistent après avoir quitté le tableau. C’est dire que chaque promenade aura un caractère et un esprit différents. L’écriture pianistique de Moussorgski adapte donc son harmonisation et les registres du clavier à l’ambiance voulue. Ravel y ajoutera les instruments aux timbres si différents qui permettent, mieux encore, les transitions rêveuses hâtives ou décidées. Ce fil conducteur possède une alternance entre une mesure à cinq temps, un peu boiteuse, et une mesure à six temps créant donc une asymétrie propre à l’évolution du pas dans une exposition (d’ailleurs, l’histoire ne dit pas si le pas du compositeur était bien régulier lorsqu’il avait bu !), loin de la traditionnelle marche militaire. Toutes proportions gardées, cette asymétrie se retrouvera chez Rachmaninov, dans l’Ile des morts, où le cinq temps simuleront les mouvements des rames de la barque funèbre corrigeant à chaque coup sa trajectoire.
Chaque tableau est une miniature musicale formidable et, dans l’orchestration, une leçon de poésie et de suggestion. Diabolique chez le Gnome, mélancolique comme le conte d’une vieille légende pour le Vieux Château, légère et spirituelle pour les jeux d’enfants aux Tuileries et lourde et pesante pour le char à bœufs polonais Bydlo, les scènes peuvent aussi être dansantes comme le fameux ballet de poussins dans leur coque, allusion à la peinture que Hartmann avait réalisé pour le ballet de Marius Petipa au Bolchoï en 1871 sur une musique de Julius Gerber.
Le souci folklorisant du Groupe des Cinq se traduit aussi par une recherche de l’exotique. Ainsi cette savoureuse scène mettant en présence deux juifs, un pauvre gémissant et un riche fanfaron, sur de véritables chansons juives. La pièce musicale rassemble deux peintures de l’artiste et la renomme en Samuel Goldenberg et Schmuyle. Le marché de Limoges est lui sujet à une véritable agitation qui peut évoquer à nos oreilles les Pins de Rome de Respighi ou même un scherzo de Mahler. L’évocation des catacombes de Paris et la suspension du temps, remarquable dans un tel contexte fantastique et lugubrement funèbre (écoutez le choral des cuivres !) amène une nouvelle promenade toute imprégnée des pensées de l’homme face à la mort (cum mortuis in lingua mortua).
Hartmann, Catacombes de Paris
Comme en sortant des ténèbres, la fin de la promenade revient à la lumière apaisée et propose alors la superbe cabane sur des pattes de poule, allusion à la sorcière Baba Yaga très connue des contes enfantins russes. La pièce annonce clairement le style de Chostakovitch et insère, en son centre, une allusion toute comique aux jambes cagneuses de la sorcière dans une curieuse combinaison de la flûte, du basson et de la contrebasse.
Hartmann, Horloge en forme de maison de Baba Yaga
La dernière image, et non des moindres, représente la fameuse Grande Porte de Kiev. Un thème qui pourrait figurer parmi les plus connus du répertoire, utilisé dans nombre de films, documentaires, dessins animés et même de publicités. Le style en est monumental, comme le projet, avorté à l’époque car trop coûteux, de la réaliser réellement. On y sent toutes les forces orchestrales (même la version de piano, par l’emploi de larges accords puissants) se mettre en branle. Comme souvent dans la musique russe, le choral religieux n’est pas loin et les vents l’énoncent discrètement avant de l’amplifier de manière spectaculaire. Le thème de la promenade s’y intègre et la conclusion fait penser aux volées joyeuses des cloches de la victoire, un hymne à la grandeur de la Russie.
Projet de Hartmann pour la Grande porte de Kiev
Oui, décidément, les Tableaux d’une Exposition restent un des grands moments de la musique romantique russe, alliant tous les ingrédients du comique (voire de l’ironique), de la mélancolie, de la grandeur et de la religion. Les interprétations très nombreuses de l’orchestration de Ravel sont légions. Personnellement, j’ai un faible pour celle de Valery Gergiev à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne (PHILIPS, 2002). Le célèbre chef russe, parfois surfait, parvient à donner aux viennois la couleur d’un orchestre russe, avec le traitement tout particulier des cuivres qui traversent, tel un fleuve puissant, les pupitres des cordes et des bois. Il parvient cependant à garder la qualité exceptionnelle et légendaire des cordes ainsi que la finesse de toute la masse orchestrale qui n’est jamais épaisse et mat.
Pour le piano, et je vous avoue que j’écoute nettement moins les tableaux sous cette forme, j’aime beaucoup deux versions très différentes. Byron Janis (MERCURY) me plait pour son respect total de la partition et la grandeur de sa sonorité, tandis que le fantasque Ivo Pogorelich (DGG) me séduit par ses facéties et sautes d’humeurs qui rendent justice au piquant de la personnalité du compositeur. Par contre, pour une fois, je n’y aime pas du tout Richter (PHILIPS), qui, en public et dans un mauvais jour, frappe beaucoup trop souvent à côté. On m’a signalé une autre version du russe qui serait de loin plus réussie, mais je ne la connais pas encore.
Cherchez dans musique du 19 ème siècle si lien défectueux
http://jog.typepad.fr/
La voici sur mon blog la version russe de chez Mélodia…
Bonne écoute et j’aimerais connaitre votre avis!
Cordialement
Quelle fabuleuse soirée au « philarmonique de Liège ».
Un Patrick Davin en verve et un peu iconoclaste en adoptant le « pop rock » pour démontrer l’universalité de cette partition.
Le génie de Ravel expliqué et montré par des exemples pertinents et quelle langueur du saxo….
Un régal et une extase musicale…
Bravo pour l’OPL!!
Tiens donc moi également, j’écoute plus rarement la version piano. La magie serait-elle dans l’orchestration de Ravel? Deux « vieilles » versions que j’aime beaucoup: Ancerl (Supraphon) mais non « remastérisée » et Reiner avec sa « machine » de Chicago de l’époque (RCA).