Il est toujours passionnant de rencontrer les musiciens et de pouvoir bavarder avec eux des partitions qu’ils travaillent. C’est toujours, pour moi, un moment privilégié lorsque je peux assister aux répétitions de l’Orchestre philharmonique de Liège dans le cadre des concerts commentés de la série « Le Dessous des Quartes » dont je vous ai déjà parlé. Et il se fait que c’est justement cette semaine que j’aurai la chance de commenter les Danses symphoniques de Serge Rachmaninov. Le concert sera dirigé par Edward Gardner, jeune chef anglais qui, malgré trente cinq ans, possède déjà un parcours extraordinaire.
Edward Gardner
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il vient à Liège. Mais je n’avais pas encore pu le rencontrer. C’est maintenant chose faite. Hier, en effet, j’ai pu un peu bavarder avec lui avant, entre et après les répétitions. Il avait déjà pratiqué la formule du concert commenté à Liège il y a quelques années avec les Quatre pièces pour orchestre de Bartok … et, comme beaucoup de chefs, la formule lui avait plu. Le contact avec lui a été d’autant plus facile qu’il parle bien français et est très sympathique. Mais le plus intéressant se trouvait dans la répétition. Non seulement dans la forme, il s’adresse à l’orchestre dans sa langue (ce que sont loin de faire tous les chefs de passage) et est d’une courtoisie de tous les instants, tout en dégageant une autorité naturelle, mais aussi dans le fond, dans le travail de la musique dense et complexe de la musique de Rachmaninov.
9H30, le chef monte sur l’estrade, accueilli par le directeur de l’OPL, Jean-Pierre Rousseau. Très vite, la musique commence. Il lève le bras et, de sa baguette magique, débute la première danse … très vite stoppée par des décalages entre les pupitres, c’est lundi pour tout le monde et puis cette musique est si difficile ! Une ou deux indications, et cela roule. Son geste est clair, net, les entrées des instruments sont indiquées avec précision. Quand il arrête l’orchestre pour mettre au point un phrasé, un timbre ou un équilibre, il le fait avec juste les indications nécessaires. Toute la première pièce est passée au crible et déjà, se dessine sa vision de l’œuvre, son interprétation. Il a même le temps de débuter la mise en place de la valse qui constitue la deuxième pièce avant la pause. Pour ma part, ayant suivi avec la plus grande attention toutes les remarques adressées à l’orchestre, je me dis que je n’ai pas perdu ma matinée et que je pourrai plus facilement construire mes exemples musicaux définitifs le soir, bien au calme, et les lui présenter dès le lendemain matin (aujourd’hui donc).
Et justement, vous m’avez souvent demandé comment cela fonctionnait le « Dessous des Quartes ». C’est vrai que ce n’est pas aussi simple que de travailler avec un cd que vous pouvez arrêter quand bon vous semble. Ici, il y a quelques 90 musiciens qui doivent partir au bon moment et au bon endroit de la partition. Il est donc indispensable de leur donner une feuille avec les exemples à jouer et de s’y tenir absolument. Quand le chef présente lui-même l’œuvre qu’il joue, il peut se permettre d’indiquer directement aux musiciens où ils doivent reprendre et, à la rigueur, changer d’avis au dernier moment, mais dans mon cas, c’est impossible, je dois passer par le chef. Il doit donc être tout à fait complice de cette situation. Je soumets d’abord au chef les exemples que j’ai choisi et, quand il est d’accord avec ceux-ci, il accepte de les diriger. Mais ce ne serait rien s’il n’y avait pas les déconstructions et reconstructions de l’orchestre qui visent à montrer comment le compositeur utilise les instruments. La feuille d’exemple doit donc être très détaillée.
Extrait de la Valse de Ravel, balisage 18
Une grande partition d’orchestre est toujours « quadrillée » par des numéros de mesure ou des lettres ou chiffres qui en indiquent des sections. Ces sections obéissent rarement à un phrasé ou à un élément de la forme. Je ne sais pas pourquoi, on dirait qu’elles sont chiffrées un peu au hasard. Il n’est donc pas possible de se limiter à ce balisage. Vous imaginez quelle complexité d’écriture la feuille d’exemples pourrait présenter… Idéal pour mettre tout le monde de mauvaise humeur. Alors, il faut simplifier, n’utiliser que les signes et les mots absolument utiles. Je vous en reproduis une ci-dessous pour que vous pui
ssiez visualiser le système … et comprendre la difficulté pour le chef et ses musiciens.
Ils doivent rester concentrés pour ne pas rater l’exemple commenté. Et je vous affirme avec reconnaissance que tous ont toujours veillé à ce que cela se passe sans stress inutile et avec sympathie.
Mais les exemples doivent être le support du propos du commentateur. Ils sont donc tous choisis en fonction d’un thème particulier concernant l’œuvre ou son histoire. Chaque exemple a donc son rôle et sa raison d’être. Le danger de la redondance guette, car comme vous le savez, le temps est compté dans ce genre de séance. Il ne s’agit pas, comme lors d’un cours ou d’une conférence, de faire des digressions ou de commenter trop longtemps l’exemple (qui le mériterait souvent). Il faut cerner le discours et c’est là (vous le savez bien) que je dois travailler beaucoup. Ma tendance naturelle à « l’expansion » est fortement contrariée. Il faut admettre de ne pas tout dire, il faut renoncer à de nombreuses idées et ne garder que l’essentiel … et pourtant ne pas être superficiel. C’est un exercice que je redoute toujours. Il me faut « boucler » le commentaire d’une œuvre en trois quarts d’heure. C’est dur, mais j’assume, c’est le jeu … et c’est très utile pour d’autres circonstances aussi.
La Salle Philharmonique à Liège
Car le but ultime de ces séances réside dans l’écoute complète de l’œuvre qui suit l’exposé. Il faut d’ailleurs préciser que la séance doit rester un concert commenté et pas un commentaire avec des extraits sonores ! Si quelque chose de la forme, du message, de l’émotion du compositeur passe ensuite dans le public, le pari est gagné. L’auditeur doit ressentir une autre écoute, plus impliquée, plus active. Il doit avoir le sentiment, après avoir écouté le concert, non seulement qu’il a appris quelque chose sur l’histoire de l’œuvre, mais surtout qu’il a un peu découvert les moyens mis en œuvre par le compositeur pour générer l’émotion qu’il ressent. D’après les retours que j’en ai, tout le monde y trouve son compte ; le public qui apprend en s’amusant, les musiciens qui n’ont pas toujours le temps de s’informer sur ce qu’ils jouent y puisent des informations utiles, le chef qui, aime partager la musique avec l’auditoire et moi-même. J’apprends toujours beaucoup mais surtout, je peux exprimer cette passion pour la musique qui me rend heureux.
et Dieu sait si ces Danses symphoniques sont un chef d’oeuvre, comme le testament de Rachmaninov. Je me réjouis qu’Ed Gardner ait accepté de les diriger (et avec quel talent!) et je suis très impatient d’assister au « Dessous des quartes » de ce mercredi. Je rappelle aux lecteurs de ce blog que les séances du Dessous des quartes sont gratuites pour les moins de 26 ans. Faites-le savoir autour de vous !