Jacob Peter Gowi, La Chute d’Icare, 1636, d’après Rubens
« Cependant Dédale, las de la Crète et d’un long exil, sentait renaître en lui l’amour du pays natal ; mais la mer le retenait captif : « Minos, dit-il, peut bien me fermer la terre et les eaux ; le ciel au moins m’est ouvert. C’est par là que je passerai …. » Ayant ainsi parlé, il s’applique à un art jusqu’alors inconnu et soumet la nature à de nouvelles lois. Il dispose des plumes à la file en commençant par la plus petite … Puis il attache ces plumes au milieu avec du lin, en bas avec de la cire et, après les avoir ainsi assemblées, il leur imprime une légère courbure pour imiter les oiseaux véritables … Il donne aussi ses instructions à son fils : « Icare, lui dit-il, tiens-toi à mi-hauteur dans ton essor, je te le conseille : si tu descends trop bas, l’eau alourdira tes ailes ; si tu montes trop haut, l’ardeur du soleil les brûlera. » … S’enlevant d’un coup d’aile, il prend son vol en avant, inquiet pour son compagnon … Un pêcheur occupé à tendre des pièges aux poissons au bout de son roseau tremblant, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur sur le manche de sa charrue les ont aperçus et sont restés saisis ; à la vue de ces hommes capables de traverser les airs, ils les ont pris pour des dieux. … l’enfant, tout entier au plaisir de son vol audacieux, abandonna son guide ; cédant à l’attrait du ciel, il se dirigea vers les régions plus élevées. Alors le voisinage du soleil dévorant amollit la cire odorante qui fixait ses plumes ; et voilà la cire fondue ; il agite ses bras dépouillés ; privé des ailes qui lui servaient à ramer dans l’espace, il n’a plus prise sur l’air ; sa bouche, qui criait le nom de son père, est engloutie dans l’onde azurée. » Ovide, Métamorphoses, traduction de G. Lafaye, Gallimard, 2002.
Carlo Scareni (1579-1620), La Chute d’Icare, 1607
L’histoire est bien connue et fait partie des grands mythes dispensateurs de la morale classique. Icare, dans sa jeunesse fougueuse, ne tient pas compte des conseils de son père. Sorte de plaidoyer pour le voie du milieu, la constance et la mesure en toutes choses, la tragédie d’Icare a été traitée à de nombreuses reprises par les peintres et les artistes de toutes les époques. Plus ou moins fidèles à la pensée d’Ovide, certains se sont contentés d’une illustration remarquable de la fable. D’autres, au contraire, y ont amené un sens nouveau et très étrange. C’est le cas de cette version superbe de Pieter Bruegel (vers 1525-1569), La Chute d’Icare, huile sur toile datée de 1560.
Pieter Bruegel (1525-1569), La Chute d’Icare, 1560.
Ce qui est étrange, d’abord, c’est qu’on cherche en vain la présence de nos hommes oiseaux dans le ciel. A l’inverse des autres représentations du thème, Bruegel semble insister sur la disparition des deux personnages. C’est comme s’ils étaient déjà passés. Le paysage et ses personnages ont déjà recommencé leur labeur. Ils semblent nettement moins surpris que ceux d’Ovide. Pourtant, on distingue dans l’eau, juste devant le bateau, la jambe d’Icare, seul membre à encore sortir de l’onde. Il est déjà tombé. Sa chute pourtant spectaculaire et moralisatrice n’a pas suscité de réaction forte ni d’agitation dans le petit monde alentours. Dédale, quat à lui, a purement et simplement disparu. Il a quitté la toile et l’angle de vue des personnages du tableau.
Détail
Et pour cause, la morale de l’histoire, ils la connaissent déjà tous ces hommes au travail. Ils ont depuis longtemps compris que le labeur est la voie du milieu, leur moyen de survie. Pour eux, il n’est pas question d’atteindre le soleil, ni même la connaissance qu’il peut symboliser dans sa divine lumière. Alors vous pensez bien, Icare, c’est de l’histoire ancienne, de la philosophie imagée. Cette attitude d’indifférence face au destin d’Icare jette non seulement un voile sur leurs illusions depuis longtemps perdues, mais aussi sur l’espoir de sortir d&rs
quo;une condition humaine laborieuse et difficile.
Est-ce à dire que les personnages de la toile affichent leur absence de bonheur face à la vie ? Je ne crois pas. Il me semble, au contraire, qu’ils ont cerné l’essentiel de leur existence, certes modeste, mais paisible. Il se dégage de la toile une vision idyllique de la nature qui permet non seulement à l’homme de la cultiver pour en retirer la nourriture utile à la vie, mais aussi de pêcher, d’élever, bref de vivre en accord avec la terre. C’est justement ce que n’avait pas encore compris Icare malgré les avertissements de son père.
Décidément, cette toile reste une vision très moderne de l’homme et de la sagesse qu’il devrait acquérir. C’est l’affirmation d’un monde moderne pour qui le mythe ne fait plus sens. Un monde qui doit s’éloigner des rêveries (qui n’a jamais rêvé de voler ?) pour se concentrer sur les tâches humaines. Cette vision du peintre, qui délaisse souvent la mythologie, est sans doute révélatrice d’une société qui par son caractère productif et commercial (agriculture, bateaux, pêche, élevage, on distingue la ville au fond de la toile), délaisse ses modèles, ses figures de références, ses pères … et même ses fils !
Alors, quel est le message du peintre ? Personne ne peut le dire à coup sur…et il est peut-être double. En se détournant de la mythologie, donc, d’une certaine manière, de la culture ancestrale au profit d’une voie du milieu sage, mais liberticide, l’homme n’est-il pas en train de se perdre ? L’indifférence face au malheur d’Icare n’est-il pas le reflet d’une société qui dans son besoin de productivité effréné, perd son humanité, ne vit plus, ne risque plus ?
Au fond, ne sommes-nous pas encore dans ce processus aujourd’hui. Face au monde en folie et aux diverses catastrophes mondiales de toutes sortes, ne replongeons-nous pas dans notre quotidien en nous forçant à nous concentrer sur notre « nous-même » avec des œillères particulièrement efficaces ? Le malheur des autres, on ne veut pas le savoir et quand on s’y intéresse, c’est souvent pour nous dire simplement que nous ne sommes pas si mal lotis après tout… Dans cette optique, hélas bien pessimiste, le message du peintre doit nous secouer et nous faire sortir de notre torpeur. C’est aussi le rôle de l’art… !
C’est bien expliqué et documenté, bon travail.
Merci ! Ca m’a bien servi pour mes devoirs !
Désolé pour la réponse tardive, mais j’ai cherché sur le net des images de meilleures qualité pour Gowy … vainement. Je n’ai pas d’ouvrage à vous renseigner non plus. Je me disais que dans un livre traitant de Rubens il serait possible d’en trouver une, mais là non plus, pas de trace. Je suis sincèrement désolé de ne pas pouvoir vous aider mieux et j’espère que vous trouverez tout de même une solution à cette énigme.
Cordialement
Bonjour, je recherche désespérément une image de la chute d’Icare de Gowy pour une publication archéologique? Pourriez-vous m’aider? (c’est urgent)
ce serait super super cool de votre part!
Dominique Bugnon
C’est pour nos Cahiers d’Archéologie Fribourgeoise, il nous faudrait de la bonne qualité, les images que j’ai trouvées dans internet ne conviennent malheureusement pas, leur résolution est trop faible