« Quand Beethoven (en 1801) donna son ballet des Créatures de Prométhée, il rencontra Haydn qui venait de donner son oratorio de la Création. Ce dernier s’accrocha à lui et lui dit : « Eh bien, j’ai entendu votre ballet hier, il m’a beaucoup plu ». Beethoven répondit : « O cher papa, vous êtes bien bon, mais ce n’est pas une création, il s’en faut beaucoup ! » Piqué par cette réponse, Haydn prit un temps et répondit : « C’est vrai, ce n’est pas une création, et je croirais difficilement que vous parveniez à faire celle-ci, car vous êtes un athée ». Anecdote rapportée par plusieurs témoins citée dans Jean et Brigitte MASSIN, Beethoven, Paris, Fayard, 1967, pp. 58-59.
Si Beethoven était bien conscient des faiblesses de son ballet, il n’en reste pas moins que le fameux « laboratoire » que j’évoquais hier lui avait été offert sur un plateau d’argent. Ainsi, outre le thème de la future « Héroïque », on peut également reconnaître, dans la tempête de l’introduction, celle qui se retrouvera bien plus loin dans la symphonie « Pastorale ». Certains diront qu’il s’agit là d’une pratique courante chez les compositeurs de réutiliser leurs thèmes, et ils auront raison. Pourtant s’arrêter à la constatation consiste à ne faire que la moitié du chemin vers l’œuvre elle-même. Je crois profondément que le choix de réutiliser un thème présent dans une œuvre antérieure consiste surtout, dans la majorité des cas, en un transfert de sens. L’artiste se cite lui-même pour amener dans son œuvre en cours le sens qu’il avait défini précédemment. Si ce procédé est très fréquent chez Bach, chez Schubert et beaucoup d’autres, il l’est nettement moins chez Beethoven (quoique le fameux « pom, pom, pom, pom » de la Cinquième symphonie se retrouve un peu partout avec toujours une connotation fatidique.
Il est tout de même frappant de constater que le triomphe posthume de Prométhée (dans le ballet) soit transposé dans le final de la troisième, au moment de sortir des brumes funèbres. L’allusion politique tout autant que mythologique ne fait aucun doute. On connaît l’histoire de la dédicace. D’abord destinée à célébrer Bonaparte en tant que héros de la démocratie qui, tel un Prométhée, donnait le feu aux hommes, elle fut transformée en « souvenir d’un grand homme » au moment où le tribun devint empereur ce que Beethoven, dans ses idéaux politiques, ne pouvait souffrir. Le grand thème du final, celui tiré du ballet, prend alors une dimension unique, à forte connotation hymnique. Le souvenir de Prométhée se substitue à celui de Bonaparte. Une puissance extraordinaire se dégage alors de la fugue qui s’empare de l’orchestre et monte en triomphe celui qui était resté fidèle à ses idées humanistes.
Car pour Beethoven, le vrai héros n’est pas celui qui détourne les idées à son profit personnel. Le mot est lancé. Pour le compositeur, Prométhée, plus qu’un Titan, est un héros. Oh il n’est certes pas parfait, mais il a créé l’homme et a désiré l’instruire et le sensibiliser par la culture et par l’art. C’est ainsi que de manière très subtile l’héroïsme glisse dans le camp du compositeur. Ne l’oublions pas, la Troisième symphonie est le résultat immédiat de la crise de 1802. La surdité envahit peu à peu l’homme qui, de dépit, veut mettre fin à ses jours à Heiligenstadt dans les faubourgs de Vienne. La lettre qu’il écrit à ses frères en dit long sur la tragédie qu’il vit et sur la détermination de continuer, par son art, à instruire et à enseigner ses idéaux à son public.
Cette attitude individuelle, je l’ai déjà signalé par ailleurs, signe l’acte de naissance du romantisme musical. C’est donc en se considérant lui-mê
me comme un héros prométhéen que Beethoven va pouvoir sortir de la crise de 1802 en se donnant une mission « divine » par l’intermédiaire de son art.
Page de dédicace de l’Héroïque
On le voit, l’ « Héroïque » contient des enjeux bien plus puissants que la dédicace à Bonaparte. Elle représente vraiment un bouleversement de l’approche de l’œuvre d’art. Désormais, l’artiste sera identique à son œuvre. Finis les compromis, terminée l’époque de la dépendance du compositeur face à une autorité extérieure !
Mais encore une fois, les thèmes chers à Beethoven pendant toute sa vie sont déjà présents dans les Créatures de Prométhée. Le panthéisme d’abord et son aspiration à la conscience de la Nature. Elément central de la pensée romantique, la volonté de l’homme de se fondre au sein de la nature au sens large (le Cosmos, en d’autres termes) est le premier élément défendu par le chorégraphe du ballet. L’homme appartient à cette nature et même si, à de nombreux moments, cette dernière peut être redoutable, c’est par le fait d’un destin particulièrement lié à l’humanité. Destin tragique que celui-ci, et Prométhée n’y peut pas grand-chose, qui est celui d’être mortel. Thème cher à ce compositeur, cette lutte acharnée face à l’implacable destin.
Mais ce n’est pas tout ! Reste encore la fonction divine et la manière de considérer cette nouvelle divinité au sein de la psychologie de Beethoven. La dernière phrase de Haydn n’était pas si mal vue quand il disait : « C’est vrai, ce n’est pas une création, et je croirais difficilement que vous parveniez à faire celle-ci, car vous êtes un athée ». Mais Beethoven n’était pas un athée du tout. Il avait une vue moderne de la divinité très différente, certes, de celle de Haydn. L’idée ancienne du Dieu omnipotent est bien présente chez le compositeur, mais il n’en reste pas à la constatation. Il lutte pour prendre un peu de cette omnipotence et omniscience tellement essentielle aux hommes. Tel Prométhée, c’est de ravir une part du feu de Dieu qu’il s’agit pour l’homme héroïque. Faire en sorte que l’homme soit « un peu » Dieu, seul moyen d’assumer un destin d’homme digne de ce nom.
Et comment y parvenir ? Par les arts et par la science pardi ! Exactement comme Prométhée s’y était attelé. Les courants philosophiques hérités du Siècle des Lumières générèrent de nouvelles idées sur le rôle des arts. Schopenhauer n’allait-il pas bientôt formuler sa théorie selon laquelle la musique contenait dans ses mélodies et ses harmonies les concepts fondamentaux de l’univers ? Ecouter ou faire de la musique, c’est entrer en communication avec l’essence des choses, donc avec ce feu sacré qui dispense la connaissance du monde. La musique permet cette prémonition des valeurs premières seulement accessibles après la mort, dans la fusion avec la fameuse nature. Beethoven devait être très sensible à ces idées et il ne fait nul doute qu’elles circulaient déjà bien avant leur publication en 1820. Ce fut sans doute un moteur essentiel dans sa crise de Heiligenstadt. Et Prométhée lui avait déjà permis une vaste réflexion sur le sujet.
Symphonie héroïque, début de la Marche funèbre
Alors, il ne me semble pas anormal que Prométhée soit associé à l’héroïsme chez Beethoven même si plusieurs historiens ne veulent considérer ce ballet que comme un divertissement bien ancré dans le XVIIIème siècle. Nous verrons ensuite que toute l’œuvre de Beethoven sera animée par les mêmes principes, jusqu’aux derniers chefs d’œuvres.
A suivre…