Sibelius et la nymphe

Hier, Jean-Pierre Rousseau nous parlait sur son Blog de la redécouverte d’œuvres inconnues et mesurait, avec justesse, l’intérêt relatif de certaines exhumations musicologiques. S’il est absolument sur qu’il doit encore dormir dans les archives des partitions géniales, beaucoup de celles réapparues ces derniers temps ne possèdent que l’attrait documentaire. Quand j’ai commencé à rédiger les articles de ce Blog il y a plus d’un an, je vous ai parlé brièvement du poème symphonique, presque inconnu de Sibelius « La Nymphe des bois » op. 15. Je venais de le découvrir quelques temps auparavant et je ne possédais pas encore la partition pour pouvoir l’analyser sous toutes ses coutures. C’est chose faite depuis des mois et mes auditeurs ont pu découvrir avec stupéfaction une œuvre incroyablement oubliée des mélomanes et des musicologues.


 

Sibelius 1


 

Heureusement, l’année Sibelius en 2007 a permis de replacer l’œuvre à sa juste place non seulement au sein des poèmes symphoniques du maître, mais aussi dans le premier volume de l’édition (en partition) complète des œuvres de Sibelius par la maison Breitkopf et Härtel. Mais à ma grande surprise, aucun nouvel enregistrement n’est venu enrichir la discographie. Alors je me pose la question en toute honnêteté : serait-ce moi qui suis tombé sous le charme d’une œuvre qui ne mérite pas plus d’attention que cela ? Je dois cependant reconnaître que bon nombre de mélomanes liégeois à qui j’ai conseillé (modestement) l’écoute de la dite œuvre ont, comme moi, été enthousiasmés par cette musique. Et puisque je l’ai placée au programme de mes conférences de la Fnac, je ne résiste pas à vous en parler aujourd’hui et même à l’inclure dans ma discothèque idéale. 

L’œuvre précède presque tous les ouvrages symphoniques de Sibelius. Composée en 1895, soit cinq ans avant sa première symphonie, elle n’a rien à envier aux meilleures productions du genre. Bâtie au départ d’un poème éponyme d’A.V. Rydberg, un des auteurs favoris du compositeur, elle met en musique une histoire, sans doute banale, d’un jeune héros emprisonné par une nymphe très belle mais maléfique.


 

Sibelius Nymphe des bois
 


 

L’argument se résume ainsi : « Björn, jeune homme fort et beau (à ne pas confondre avec un tennisman jadis célèbre !) aux larges épaules musclées se rendit à une fête un soir d’automne. Et le vent soufflait sur bois et marais, sur lande et bocage. Son esprit est habité de magie. 

Il s’avance, mais les nains de la forêt, de noir vêtus, progressent avec ruse dans la bruyère, nouent un filet des rayons de lune et se moquent sourdement de leur proie. Le murmure du vent soudain se tait, dans l’ombre, on entend un bruissement. 

Une poitrine s’est soulevée, une bouche murmure, deux yeux se plongent dans les tiens en un semblant de foi éternelle, et tout souvenir s’évanouit. Ils t’invitent à dormir, à oublier, à rêver en paix d’amour dans les bois qui te bercent et t’endorment. Mais le cœur dérobé par la nymphe des bois ne sera jamais rendu. Son âme rêve de clair de lune, il ne peut pas aimer de femme. 

Dans la nuit de la forêt, des yeux bleus l’ont détourné de la herse et de la charrue. Il ne peut plus sourire, ni, comme auparavant, se réjouir. Les années guettent à sa porte, mais n’aperçoivent ni femme ni fleur. Il vieillit morose et seul dans sa demeure. Vides sont les chaises devant l’âtre. Des années qui passent, il n’attend plus que la mort et sa civière. Aux soupirs des bois, il prête une oreille inconsolable ». 

Les quatre strophes du poème sont construites en progression dramatique. C’est ce plan que Sibelius adopte pour sa réalisation musicale. Pourtant, si, comme son nom l’indique, le poème symphonique tient compte de l’illustration de l’argument littéraire, il ne s’agit nullement ici d’une simple description, mais d’une sublimation des différents épisodes. Son écriture orchestrale contient déjà toutes les caractéristiques du Sibelius de la maturité et la pièce, d’un seul tenant, s’articule comme un modèle que le compositeur reprendra avec sa septième (et géniale) symphonie. Le langage musical est très curieux, comme toujours, et joue sur l’opposition entre une stabilité harmonique de base perturbée par ces
« incises harmoniques dissonantes » si typiques dont les origines sont à découvrir dans la langue finnoise. Cette dernière fait en effet un large usage des affixes qui permettent d’introduire, dans la racine des mots, une notion de mouvement transitoire. Le français ne peut pas rendre cette pratique. Il est obligé d’utiliser une périphrase qui brise alors le mouvement intérieur du mot. Le style si particulier de Sibelius trouve sans doute là l’une de ses origines les plus fantastiques.


 

 Sibelius, Nymphe des bois, manuscrit

Page manuscrite de la Nymphe des bois


De plus, le côté légendaire du poème, sorte de ballade romantique, n’est pas éloigné des grands récits du Kalevala (mythologie fondatrice finlandaise) que Sibelius illustrera si souvent ailleurs. La récitation par les bardes de ce grand texte se faisait de manière étrangement redondante. Deux bardes, dos à dos, déclamaient deux vers à tour de rôle. Le second reprenait le dernier vers énoncé par son collègue en en modifiant la formulation, puis ajoutait le nouveau vers. Tout était dit deux fois (ce qui rend la lecture du Kalevala assez fatigante). Chaque vers était généralement constitué d’une phrase brève et claire, comme une loi qu’on énonce. Ce côté runique constitue aussi l’une des caractéristiques des phrases musicales de Sibelius, opposant et superposant de brèves interventions runiques et répétées à des phrases plus lyriques et plus développées générant un contrepoint complexe et très touffu.. La rythmique obéit aussi à certaines formules de déclamation. Si à tout cela, s’ajoute une orchestration faite de recherches dans les timbres (l’influence de Debussy de la Mer et de Jeux se fait parfois sentir dans les œuvres de Sibelius), on obtient un spectre sonore tout à fait novateur qui oscille toujours entre consonance et dissonance, entre mouvement et statisme, entre récitation et chant et entre verticalité et strates superposées. 

C’est déjà de ces caractéristiques là que procède la Nymphe des bois. Une longue note tenue par les cuivres graves (bassons et cors) introduit un motif circulaire en tremolo aux cordes. Ce que Pierre Boulez aurait sans doute nommé un « formant » en parlant de Stravinsky, athématique, mais si important dans la direction temporelle et la couleur générale de la première partie permet l’entrée du vrai thème musical. Il est une sorte d’hymne représentant la confiance initiale du héros. Il contient, dans ses germes plusieurs éléments qui le paralysent cependant. Il ne fait que se répéter, inlassablement et ne se développe pas. Il est donc voué à disparaître. Ensuite, il ne sonne pas de manière triomphale et ne conduit pas l’auditeur à y croire vraiment. Enfin, il contient le rythme fatidique de destin qui scelle à l’avance son parcours. Thème unique de cette première partie, il reste en do majeur et ne bifurque vers la tonalité de la mineur (ton relatif) que dans sa phase terminale.


 

Sibelius, Nymphe des bois, premier violon


 

La deuxième partie, plus sombre et plus mystérieuse coïncide avec l’indication de tempo Vivace assai (Assez vif). L’ambiance est toute différente les fameux nains de la forêt sont illustrés par un long passage en crescendo. Au dessus de l’immobilité des cordes, les clarinettes déploient un second thème. Dansant mais syncopé, il imprime une rythmique décalée, impitoyable. Seules les dernières parties des mesures sont accentuées pour donner un ressort très étrange. Le thème se répand alors aux autres instruments, construisant de la sorte un bien étrange et fantastique contrepoint. Les rythmes sont partout et le thème, multiplié de la sorte dans d’infinis décalages perd son aspect mélodique. Le vent est simulé par des fusées des bois (flûtes, hautbois, clarinettes). Il ne reste qu’une rythmique très curieuse, obsédante, paralysante (Stravinsky encore lui, ne l’aurait pas reniée). Cet athématisme donne l’impression étrange et presque cauchemardesque de mouvement et d’immobilité. Le piège des nains est redoutable et l’écriture de Sibelius particulièrement moderne (nous sommes en 1895 et les grandes œuvres du russe n’ont pas encore vu le jour !). Ce n’est qu’au bout de la progression que l’hymne initial revient, mais si on peut croire un instant que notre héros est sorti indemne de sa confrontation avec les nains, le martèlement du motif du destin, par une puissante affirmation des cuivres, accentue encore une fois la tragédie. S’ensuit une transition en forme de marche solennelle aboutissant à un fortissimo interrompu par une longue pause.


 

Sibelius, Nymphes et satyres
 


 

Ce silence, tel un sortilège, nous fait entrer dans la troisième partie (Moderato). Dans une mesure à trois temps, les cordes créent un support syncopé et mystérieux. Alors, s’&eac
ute;lève l’une des plus sensuelles mélodies de toute l’œuvre de Sibelius. Le charme de la nymphe se met à agir en une danse presque érotique, déhanchée et chantée par le violoncelle solo. Sa voix nous ensorcelle et sa mélodie obstinée répand sa magie sur tout l’environnement sonore. Parfois, elle s’emporte, amenant des sonorités orientales faites des castagnettes et d’un morceau de gamme issue des « Mille et Une Nuits ». Elle se calme à nouveau et distille son poison avant de se dissoudre de manière tout aussi magique.


 

Sibelius, Nymphe des bois, première page édition Breitkopf

Première page de l’édition Breitkopf


 

Comme dans un rêve qui se dissipe, les cors maintiennent une seule harmonie en un diminuendo qui frôle le silence. Mais ils ont déjà revêtu leur couleur funèbre. Et, de fait, nous entrons dans la dernière partie (Molto lento) qui, en do dièse mineur, entame une longue marche funèbre qui n’est pas sans rappeler celle du « Crépuscule des dieux » de R. Wagner. Pourtant, son procédé est original, voire unique. C’est une aspiration douloureuse à la mort. Un énorme crescendo (à rapprocher des échelles célestes chez Bruckner) qui procède non seulement en dynamique, mais en superpositions de couches sonores de plus en plus élaborées. Montant graduellement, mais de manière relativement asymétrique, vers l’aigu de l’orchestre, les motifs des cordes sont cependant enchâssés dans le rythme funèbre implacable des vents et dans l’immobilité harmonique funeste. Après cette formidable progression (on est littéralement pris par ce tourbillon extraordinaire), la musique se fixe « triple forte » sur de grands accords « brucknériens » de do dièse mineur, martelant inlassablement le rythme funèbre. Quand le silence revient à la fin de cette ultime résonance, nous somme abasourdis, sous le choc d’une telle musique et d’une telle force émotive.


 

Sibelius, Nymphe, Vanska


On le voit, une telle musique ne peut pas rester inconnue. Non seulement, elle représente un véritable chef d’œuvre dans la production de Sibelius, mais elle est d’un modernisme étrangement ignoré. Pour la petite histoire, il faut encore savoir que l’œuvre fut jouée quelques fois en Finlande du vivant du compositeur, entre autres, le même jour que celui de la création de la première symphonie. Mais sa première édition date de 2006 (prévue initialement en 1999). Sa dernière audition (abrégée) du vivant de Sibelius eut lieu devant un parterre de 3000 personnes en 1936 à Helsinki. Il fallut ensuite attendre soixante ans pour la redécouvrir en 1996 à Lahti par l’orchestre de la ville dirigé par Osmo Vänskä peu après l’avoir enfin enregistrée pour la maison BIS. Aujourd’hui, il semblerait qu’il existe un autre enregistrement (introuvable) par l’Orchestre symphonique de Kuopio (!), dirigé par Shuntaro Sato (!) pour FINLANDIA. 

Mais la version de Vänskä est superbe. Elle a été rééditée dans l’édition Sibelius, dans le volume consacré aux poèmes symphoniques et dans un coffret Essential Sibelius de 15 cd’s à prix doux, avec tous les chefs d’œuvres du maître pour la maison BIS toujours. Bonne découverte.


 

Sibelius, Poèmes symphoniques


Sibelius, Essential