L’art et la crise

 

 

L’art ne connaît pas la crise. C’est du moins ce que les médias véhiculent ces derniers jours suite aux ventes exceptionnelles des œuvres d’art de la collection Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé. Si les acheteurs se sont montrés très combatifs pour acquérir meubles, tableaux de maîtres et objets archéologiques de grande valeur, si je soutiens de tout cœur le but humanitaire de Pierre Bergé qui a décidé de verser les profits de ces ventes à la recherche médicale et si j’admire son courage idéologique concernant les conditions de restitution à la Chine des fameuses deux têtes de bronze provenant du palais d’été de Pékin (pour rappel, l’appel au respect des droits de l’homme, de la liberté au Tibet et de la reconnaissance du Dalaï-lama, ce que les autorités chinoises trouvent évidemment ridicules !), ce marché de l’art suscite cependant en moi des réflexions contrastées.


 

YSL et Pierre Bergé

Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé à Paris en 2006


 

La première concerne la valeur financière de l’œuvre d’art. J’ai toujours eu beaucoup de mal à me faire à l’idée qu’une réalisation artistique puisse être chiffrée financièrement. Si les artistes eux-mêmes ont de touts temps cherché à rentabiliser leur travail (il faut bien vivre), je me demande ce qu’ils penseraient des sommes astronomiques atteintes par leurs œuvres dans les ventes d’aujourd’hui. Quand on connaît la misère noire dans laquelle beaucoup de ces génies ont passé leur vie, on se met à rêver à leur surprise face à des montants exorbitants dont le commun des mortels ne parvient même pas à se représenter l’ampleur. Les témoignages du passé ont donc une vraie valeur marchande qui, à mon sens peut dénaturer la valeur artistique de l’ouvrage. En effet, il est facile de concevoir que l’œuvre vaut plus par sa signature que par son contenu esthétique. On se souvient de Picasso qui, pour remercier ou payer certaines notes de frais, esquissait rapidement un dessin sur une feuille volante et …le signait assurant ainsi une valeur bien plus grande à la feuille de papier qu’à la facture réclamée. Mais ces esquisses sont-elles le reflet d’une vraie valeur artistique ? Je ne peux pas répondre clairement à cette question, je ne sais pas !


 

Bergé, Les deux bronzes chinois qui font polémique

Les fameuses têtes chinoises qui suscitent la polémique


 

Mais une interrogation en amenant une autre, on peut aussi se demander si le prix payé par les collectionneurs est un prix « objectif ». Quand on dit que l’art n’a pas de prix, la formule implique une autre dimension que l’unique obsession financière. Souvent l’œuvre échappe aux critères monétaires qui aveuglent les acheteurs d’une part et au grand public de l’autre. Je connais des gens qui ne savent des grands peintres que leur valeur financière par ce qu’ils en ont entendu dire dans la presse. Mais ceux-ci ne savent pas pourquoi une telle valeur peut être liée à une toile recouverte habilement de peinture… ! Alors leur réaction primaire est de trouver tout cela scandaleux (avec des réflexions du genre : « Quand on pense à tous les gens qui crèvent de faim… ! »).


 

Bergé, Vente chez Christie's


 

Non, l’œuvre ne vaut pas que par le prix estimé par des enchères et des guides spécialisés. Elle vaut surtout pour le témoignage du passé qu’elle offre des idées, des préoccupations et des passions des hommes. Elle est l’expression du génie humain et de sa manière de voir le monde. Elle vaut aussi pour la qualité de sa réalisation esthétique et le l’impact qu’elle a pu avoir sur l’histoire de l’art. Mais c’est un vaste sujet qui sort de mon propos d’aujourd’hui

 

Alors, au moment où le monde est en crise et que les traditionnelles valeurs financières perdent de leur constance (et c’est un euphémisme !), l’homme a besoin de protéger ses richesses dans des « produits » surs. Et on voit mal pourquoi l’œuvre d’art perdrait subitement de sa valeur. Sa constan
ce et sa passivité face aux turbulences des marchés financiers la protègent. Elle devient une valeur refuge. Des collectionneurs les acquièrent alors pour les enfermer dans des coffres très protégés où elles dorment paisiblement. Sans vouloir dire que les possesseurs de véritables collections de haut vol ne sont pas de vrais amateurs d’art et que le plaisir esthétique leur est étranger, je voudrais signaler cependant qu’il s’agit là d’une forme d’égoïsme particulièrement fort et d’un désir de possession nuisant à ma façon de considérer le rôle ultime de l’art.

 

Car en fin de compte, l’art appartient-il à quelqu’un en particulier ? N’est-ce pas plutôt un bien collectif, un patrimoine de l’humanité que chacun devrait pouvoir découvrir, connaître et fréquenter ? Personnellement, je crois que si. Pour que la culture d’une société puisse se perpétuer, il est indispensable que chacun puisse avoir accès aux réalisations des artistes du passé et du présent. La place d’une œuvre d’art est dans un musée public, pas dans un coffre accessible aux seuls heureux propriétaires fortunés. C’est sans doute là l’une des dérives de nos sociétés occidentales : la possession à tout prix.

 

Reste un problème fondamental. La provenance des œuvres et leur lieu idéal de conservation. La polémique fait rage. De plus en plus de nations réclament aux pays occidentaux la restitution des biens artistiques dérobés pendant la période coloniale ou lors des butins de guerre. A ce train là, on ne voit pas comment des musées aussi prestigieux que le British Museum ou le Louvre pourraient maintenir leurs départements d’art grec ou égyptien.


 

Louvre, département des antiquités égyptiennes

Le département des Antiquités égyptiennes au Louvre


 

C’est vrai, le passé colonial et la domination de l’Occident sur le reste du monde a impliqué des phénomènes d’acculturation, d’évangélisation et de pillages de toutes sortes. Mais aujourd’hui, ces nations jadis dominées ont retrouvé une forme d’indépendance vis-à-vis de notre culture (quoique le modèle occidental continue de tenter de nombreux pays). Alors ils jouent sur la culpabilisation de l’Occident qui est déjà hanté par ses dérives et ses démons passés et présents. On en est arrivé à nous excuser de tout notre passé et nous sommes prêts, en grands détenteurs de la démocratie, à tous les sacrifices pour payer notre dette envers ceux à qui nous avons fait du mal et que nous avons lésé. Et il n’est peut-être pas si éloigné le jour où des autorités en mal de reconnaissance à l’étranger décideront de rendre le fruit de ces larcins anciens. Il s’en suivra un effet « boule de neige » et chacun ira de ses réclamations.

 

Il est bien naturel de reconnaître les fautes passées. Mais les pays qui réclament leur patrimoine, ont-ils les moyens de les rendre accessibles à tous démocratiquement et dans des infrastructures adéquates ? Ont-ils même la notion de l’importance de leur conservation ? Ne serait-il pas préférable que chacun apprenne la culture de l’autre, de réaliser des échanges de découverte des cultures étrangères ? Pour que ce patrimoine mondial puisse être accessible à tous, il faut qu’il puisse circuler en toute sécurité, que des expositions ciblées traversent le monde, que les pays qui les accueillent soient ouverts, eux aussi, à des cultures différentes de la leur… et là, ce n’est pas gagné ! Rendre à chacun son propre patrimoine artistique est non seulement une utopie, mais un nouveau cloisonnement des peuples, un enfermement sur eux-mêmes et, en conséquence, un incitant plus fort encore à l’intolérance et l’incompréhension. L’Occident a au moins le mérite, dans son actuelle repentance, de s’être ouvert aux autres cultures et même, de s’en être fait un devoir. Si chacun faisait de même, le monde serait plus pacifique, plus respectueux de l’homme et plus tolérant. Alors, dans l’enthousiasme général, chacun pourrait découvrir l’autre et s’émerveiller enfin de la richesse artistique (la vraie, cette fois) de l’humanité entière.