Atmosphères

 

Dans le cadre du festival de musique contemporaine ARS MUSICA, l’Orchestre philharmonique de Liège, sous la direction de Pascal Rophé donnait vendredi dernier un concert consacré à des œuvres de Pascal Dusapin, Bruno Mantovani et György Ligeti. Je n’étais malheureusement pas présent, occupé à donner une conférence sur les rapports entre les sons (finalement un sujet assez proche des œuvres en présence) et dont le texte de lundi se voulait un résumé très rapide. Pour les œuvres des deux français, vous pourrez lire le texte de Jean-Pierre Rousseau sur son Blog : http://rousseaumusique.blog.com/4754046/?page=1#1 . 

Mais le programme contenait aussi un classique de la musique du XXème siècle, Atmosphères de Ligeti.


 

Ligeti


 

« … Toute cette musique était condamnée à rester au fond d’un tiroir. Il était complètement illusoire, dans la Hongrie communiste, d’espérer la voir jouer en concert. En fait, il est tout à fait impossible pour quelqu’un ayant toujours vécu à l’ouest d’imaginer ce qu’était réellement la situation, au quotidien, dans les pays du bloc soviétique : art et culture étaient règlementés de la manière la plus stricte, contraints de se plier à des concepts abstraits tout à fait comparables aux dogmes du national-socialisme. L’art devait à tout prix être « sain », « édifiant », et issu du peuple, c’est-à-dire conforme aux directives du parti ». 

Cette déclaration du compositeur hongrois György Ligeti (1923-2006) nous montre que le travail des artistes ne fut pas simple pendant la période dure du communisme dans les pays de l’est. On se souvient forcément des témoignages émouvants de Dmitri Schostakovitch et du pessimisme de sa musique réprimé par le régime. 

Difficile, dans ces conditions, de poursuivre son idéal esthétique et de mener à bien une réflexion créatrice sur les possibilités du total chromatique et des micropolyphonies ! Ce sont ces contraintes qui amenèrent le couple Ligeti à quitter la Hongrie clandestinement et à pied pour l’Autriche le 10 décembre 1956. Vienne d’abord, Cologne ensuite furent les lieux d’apprentissage de la musique électronique et de l’approfondissement d’un langage unique en son genre. Recevant les conseils de Stockhausen qui travaillait à l’époque sur Gruppen, Ligeti composa alors des œuvres très denses qui firent scandale (Apparitions, 1958). S’éloignant petit à petit du total chromatique pour mener un travail sur le temps musical et l’orchestre classique fait de musiciens en chair et en os, le compositeur s’embarqua dans une aventure philosophique remarquable… 

Dans les années soixante, de superbes pièces virent le jour. Immobiles et statiques, elles sont une exploration de l’espace musical et supposent une suspension du temps. Atmosphères (1961) pour orchestre,  Lux Aeterna (1966) pour chœur mixte a capella et Lontano (1967) pour orchestre en sont les plus grandioses témoignages. On pourrait résumer leur quintessence par la célèbre réplique de Gürnemanz à Parsifal au premier acte du célèbre opéra de Wagner : « Ici, mon fils, le temps devient espace ». 

La pièce pour grand orchestre Atmosphères fut créée par Hans Rosbaud en octobre 1961 à Donaueschingen. Sa structure s’apparente à celle d’une toile. Aucun motif, aucune structure rythmique n’y est audible. La forme consiste exclusivement en transformations du timbre et du volume sonore sur un total chromatique constant. Tout se joue donc sur la métamorphose progressive de la couleur orchestrale qui nous évoque ainsi une succession d’atmosphères qui semble se fondre les unes dans les autres comme un Kaléidoscope qui, très lentement nous ferait découvrir de nouvelles couleurs, de nouvelles atmosphères. Si le temps est encore bien présent dans la succession des couleurs orchestrales, la pièce nous fait ressentir la profondeur de champs qui sera développée dans un matériau plus éloigné du total chromatique avec Lontano. 

Dans l’immobilité apparente des notes tenues, la profondeur des champs se fait sentir et chaque micro événement semble nous montrer un éloignement par rapport aux traditionnelles notions de temps. La dimension horizontale traditionnelle de la musique semble s’effacer au profit d’une vision quasi verticale du temps comme si tout était perceptible en une seule vision éternelle. On doute que dans cette musique, il existe encore un passé et un futur. Cela ne semble se présenter que comme un présent continu rassemblant en son sein l’essence même d’un espace fractal. 

Proches des expériences existentielles de la méditation, cette musique nous procure une sensation de plénitude extraordinaire. Les dissonances qui sont créées par les microstructures polyphoniques (mini canons, souvent simples d’apparence), nous transportent véritablement dans un espace proche du vide, mais peuplé tout de même des vibrations essentielles de la vie. 


 Ligeti Atmosphères

Orchestre philharmonique de Berlin, dirigé par Jonathan Nott (WARNER MUSIC)


 

Les trois titres traduisent bien le caractère des pièces. Atmosphères nous plonge dans un univers changeant selon les timbres et les couleurs orchestrales, Lux Aeterna est en quête de cette lumière éternelle. Ce qui est éternel échappe au temps puisqu’il n’a pas commencé et ne finira pas. C’est la dislocation pure et simple du temps. Quant à Lontano, il évoque l’espace lointain dégagé des contraintes du temps. Deux œuvres à découvrir et à méditer !