Le fait de la semaine est bien dans la lignée de mes textes récents. Le Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles a débuté cette semaine les représentations de l’opéra de Ligeti « Le grand Macabre » (1972-1976, révisions en 1996). L’événement est de taille et les moyens mis en œuvre sont considérables. Dans une interview accordée au journal Le Soir le 18 mars, le directeur de l’opéra confiait au journaliste Serge Martin sa vision d’une des œuvres les plus emblématiques du XXème siècle (http://www.lesoir.be/culture/musiques/le-grand-macabre-l-opera-de-2009-03-18-696501.shtml). Assurément, l’œuvre mérite le détour.
Le Grand Macabre est un opéra exubérant et « baroque » inspiré de la Ballade du Grand Macabre (1934), pièce de l’auteur belge, flamand d’expression francophone, Michel de Ghelderode (1898-1962). L’œuvre originale déborde de provocations, d’ironie et d’humour. Le message, bien reçu par Ligeti, affirme que la vie ne doit pas être vécue dans la crainte de la mort, ni, d’ailleurs, dans la crainte de quoi que ce soit. L’exterminateur (terme qui fait allusion à S. Becket) est Nekrotzar (baryton), prince de la mort, dont le propos et la mission est d’anéantir le monde. Lui-même est finalement un clown aux proportions cosmiques. L’œuvre se met alors à envisager diverses propositions scéniques représentant l’opéra traditionnel pour tenter de les réduire à néant (depuis le duo d’amour jusqu’aux scènes de mort). On l’imagine bien, l’aspect iconoclaste de l’opéra ne fait aucun doute. Il est marqué par des structures post modernes et des relents sarcastiques de la musique soviétique et distille une musique tour à tour poignante, tapageuse, magique et désinvolte.
Breughel, Le Triomphe de la Mort
L’œuvre se déroule à Breughelland, pays imaginaire de Breughel, mais qui évoque tout autant J. Bosch. Là, tout est sujet à moquerie, y compris la vie après la mort. La musique, dans une surenchère d’effets, veut renouer, d’une certaine manière, avec l’opéra buffa italien. Mais qu’on ne s’y trompe pas, sous le côté dérisoire, se cache une profonde réflexion sur le monde, sur une sorte de folie festive qui permet la libération des tensions accumulées au contact des lois humaines et sociales. Lors d’une suspension surnaturelle du temps matérialisée par l’apparition et la disparition de Nekrotzar, le prophète de la fin des temps, les interdits tombent, les hallucinations prennent corps et les valeurs s’inversent. Quelques personnages archétypaux traversent l’œuvre. Chacun d’eux révèle à l’auditeur une part de lui-même.
Jérome Bosch
Dans un cimetière, au premier tableau, Piet de Bock (ténor bouffe), ivre, fait l’éloge du paradis qu’est Breughelland. Les amants Amanda et Amando veulent mourir ensemble. Nekrotzar prévient que tous périront à minuit. Piet reconnaît en lui le Grand Macabre et implore sa pitié, mais des esprits préviennent que tout sera détruit. Les amants se jurent fidélité jusqu’à la mort.
Au deuxième tableau, Mescalina (mezzo, épouse sadique) torture son mari Astradamors (basse). Elle implore Vénus de lui envoyer un amant digne de ce nom et s’endort. Nekrotzar arrive à cheval sur le dos de Piet. Il a alors une violente relation sexuelle avec Mescalina qui jouit puis meurt.
Le troisième tableau montre deux ministres qui placent leur prince régnant sur un cheval à Bascule quand le chef de la police secrète, Gepopo (soprano !) annonce que des troubles publics agitent Breughelland. Des conflits d’influence entre les ministres et Gogo (le prince, contre-ténor) pour courtiser le peuple qui acclame finalement Gogo. Lorsqu’on annonce l’arrivée d’une comète, les ministres s’enfuient et laissent le prince seul maître chez lui. Tous craignent le retour du Grand Macabre. Ce dernier, confronté aux moqueries des personnages exige de boire du sang humain dans un calice sous les éclairs et le tonnerre. Mais lorsqu’on le place sur le cheval à bascule, il tombe, ivre.
Le dernier tableau revient au cimetière. Piet et Astradamors sont maintenant des fantômes qui s’éloignent en flottant. Des voyous massacrent tout le monde, mais Gogo se relève. Au lever du soleil, Nekrotzar s’effondre et disparaît. On entend Amanda et Amando faire l’amour dans une tombe. Les amants expliquent que pour eux aussi, c’était la fin du monde, mais qu’ils étaient en extase. Tous affirment alors que la mort n’est pas à craindre.
Théâtre de la Monnaie à Bruxelles
Ce bref résumé ne peut en aucun cas rendre justice à l’œuvre qui déploie un sens de l’autodérision et un langage musical qui va du bel canto italien aux recherches les plus poussées en matière de travail sur la voix et l’orchestre. Ligeti lui-même tenait à ce que sa musique reste accessible au plus grand nombre. Il confiait au journal Le Monde en 1997 : « Je déteste les partitions trop élaborées où il faut admirer l’écriture plus que la musique. Pour moi, la musique est un phénomène acoustique, et la partition ne sert qu’à communiquer avec les interprètes. Mon propre travail a évidemment évolué au cours des dix dernières années parce que j’ai notamment approfondi des connaissances dans les domaines scientifiques ou ethnomusicologiques qui constituent de longue date mes sources d’inspiration. Cela dit, je suis un dilettante intéressé par toutes les sciences, naturelles, sociales et humaines. Comme une éponge, j’absorbe tout. Mais on ne peut pas considérer que je prends un modèle qu’il soit biologique ou autre » (cité par Nicolas Blanmont dans La Libre à l’occasion de la mort du compositeur en 2006). L’œuvre est en tous cas unique en son genre et nous fait réfléchir sur le sens de nos craintes et de nos fantasmes face à la mort. La mort y est donc présentée entourée de ses attributs tant érotiques (voir pornographique comme le souligne Peter de Caluwe, directeur de la Monnaie) que totalitaire (allusion aux régimes et dictatures du monde).
Les moyens mis en œuvre pour la mise en scène de l’œuvre sont considérables. Effets vidéos et décors gigantesques et polyvalents, transformation progressive des lumières et des formes devraient paraphraser l’ouvrage de manière impressionnante. A voir à la Monnaie à Bruxelles entre le 24 mars et le 5 avril.
… Et pour s’y préparer, deux références discographiques dont la seconde est épuisée dans le commerce, mais disponible en Médiathèque et la superbe analyse et des dossiers très pertinents publiée par L’Avant Scène Opéra.