Dans les années 1960, il était de bon ton de remettre en cause l’inefficacité de l’écriture musicale en affirmant qu’elle ne pouvait nullement représenter l’œuvre qu’elle supposait. Il est vrai que l’apparition des techniques électroniques, des bandes magnétiques et des ordinateurs dans l’écriture musicale demandait que la notation trouve de nouvelles voies pour indiquer le plus clairement possible ce que le musicien devait réaliser. De là à remettre en cause toute la notation musicale du passé, il y a un pas de géant que personne n’a vraiment osé franchir.
Varese, Poème électronique
L’histoire de la notation musicale est une vaste et complexe discipline née du désir de transmettre le mieux possible des chants trop complexes pour que seule la transmission orale ne puisse s’en charger. Elle est aussi le résultat du désir des « compositeurs » de rendre accessible leur œuvre à des interprètes lointains dans l’espace et dans le temps sans devoir les rencontrer en personne. Ce désir d’unification et de codification des sons musicaux représente, depuis les simples accents indiquant les inflexions approximatives de hauteur sonore jusqu’aux partitions complexes actuelles, un souci d’exactitude bien légitime.
Neumes, accents qui indiquent les inflexions approximatives d’un texte (XIèmeS.)
On peut néanmoins affirmer qu’il existe bien plus d’œuvres non écrites à travers le monde que d’œuvres écrites. Serait-ce la preuve de l’échec de l’écriture musicale ou simplement le témoin de traditions culturelles différentes ?
La question peut également se poser en matière de littérature, de poésie ou de théâtre. Qui pourrait affirmer que le texte d’une pièce de Shakespeare se suffit à lui-même et que toutes les nuances sont représentées par les seuls mots et phrases ? A l’observer de près, il y manque toute l’intonation, la dynamique et les nuances temporelles que seul l’acteur investi du rôle peut transmettre. Faites-en l’expérience. Lisez une scène de théâtre à haute voix et demandez-vous si vous avez réussi à en exprimer le sens et l’ampleur. Bien souvent, la réponse sera négative. Il y manque l’essentiel, l’émotion, l’intonation, la conduite de la dynamique, … que notre écriture si parfaite ne peut représenter. Certes notre langage articulé est magnifiquement construit, mais les mots seuls ne rendent pas compte de tout. Pour reprendre les réflexions du linguiste J. Vendryès, une orthographe phonétique même parfaite « ne permettra jamais à quelqu’un qui n’aurait pas entendu parler la langue d’en réaliser parfaitement la prononciation. C’est que le langage parlé est si complexe qu’il y a toujours une foule de détails d’intensité, d’intonation d’attaque articulatoire, que la graphie la plus parfaite ne peut pas noter ».
Antiphonaire, vers 1250
Cette observation peut s’appliquer mot pour mot à la notation musicale, mais elle s’aggrave encore d’un fait particulier à la musique. Le langage articulé et parlé, nous le fabriquons directement à l’aide de notre organe vocal. Il est aussi le principal moyen de communication entre les êtres. Nous en sommes donc l’instrument immédiat et spontané, tandis que la musique, nous la produisons avec des moyens plus ou moins extérieurs, par le truchement des objets appropriés que sont les instruments de musique (la voix chantée est, dans ce cas, un véritable instrument de musique extérieur à l’être humain qui ne l’a jamais exploité en tant que tel). L’écriture musicale se borne donc d’abord à chercher à rendre les hauteurs précises, les rythmes et les intensités (seulement à la fin de l’époque baroque). En cela, elle ne témoigne pas des notions de toucher, des variantes de timbres, de la flexibilité de la phrase musicale et de ses accents toniques. André Souris faisait remarquer que la notation musicale pas pl
us que la musique elle-même ne possède l’équivalent des précieuses voyelles et consonnes de notre langue.
La partition n’est donc pas la musique. C’est bien un fait accompli. D’ailleurs, elle n’est pas d’un grand secours pour le mélomane qui désire écouter une œuvre sans posséder les notions théoriques à la lecture de son texte. C’est un peu comme si quelqu’un qui ne sait pas lire devait dépendre d’un exécutant ou d’un acteur pour entendre Shakespeare. En conséquence, la musique ne parvient à la majorité des êtres humains que par l’intermédiaire d’un interprète qui a assimilé pour lui une notation imparfaite.
Cet auditeur dépend entièrement de l’interprète pour se représenter l’œuvre. Il n’a aucun moyen de vérifier l’exactitude de l’énoncé et risque dans certains cas de se fourvoyer complètement dans la compréhension du discours entendu. Cela met en évidence l’importance du travail et du rôle de cet interprète qui doit, lui, comprendre ce qu’un compositeur a écrit sur sa partition et ce que cela suppose dans le « non-dit ». Les compositeur sont conscients des faiblesses de leur notation musicale et tentent d’y remédier en introduisant toute une série de précisions de tempi, de nuances de plus en plus précises et même de timbres. Ils cherchent à préciser le caractère de leur musique et recourent, pour ce faire, au langage articulé… ! Les partitions se retrouvent parfois envahies de textes et d’expressions (même poétiques chez Debussy) qui peuvent parfois sembler contradictoires. Car en fin de compte, l’écriture musicale n’est pas un vrai langage qui véhicule des entités sémantiques aussi claires que le langage articulé.
Tableau de la théorie musicale
L’idéal serait d’investir dans l’enseignement de la lecture musicale pour tous. Chacun pourrait y retrouver une base du discours musical et profiter alors pleinement de l’interprétation qui, elle, est naturellement différente pour chaque individu. Chacun pourrait alors se former à l’art de l’interprétation et se faire sa propre image de l’œuvre. C’est une utopie ! Car personne aujourd’hui, parmi les responsables de l’enseignement, ne serait capable de sacrifier des heures précieuses à l’étude sérieuse de la musique. C’est cependant bien dommage car le système de notation musicale, même s’il est imparfait, représente un bon moyen de lier les peuples qui l’ont adopté. Car on lit avec les mêmes signes de la musique russe, de la musique française et bien d’autres encore. Sans être universelle, la notation musicale s’est uniformisée en Occident pour permettre à tous les musiciens de lire un même langage.
Aujourd’hui, un do est bien le même en Russie et au Canada. Tous les deux s’écrivent de la même manière. Une grande part du chemin est donc déjà réalisée dans la communication musicale entre les peuples. Mais ce n’est pas encore suffisant. Car il est bien évident que le même do ne signifie pas la même chose chez Tchaïkovski que chez Vaughan Williams, chez Bach et Sibelius. Les timbres, les harmonies, les rythmes et les contextes prennent un sens en fonction de la culture de l’auteur. Comprendre la notation musicale n’est donc pas un simple exercice de solfège, mais un travail sur la culture, la psychologie et l’histoire de l’homme qui l’a écrit (ce qui inclut les notions même du langage articulé). Et là, on en revient à la littérature et à la complexité de sa traduction d’une langue à une autre. Traduire, c’est trahir ! Le mot, comme la note (ou le groupe de notes, le motif) comprend bien plus que son sens premier. Il implique toutes les nuances de la pensée. La musique, comme la langue, est donc le reflet des tournures d’esprit et demande un vrai travail en profondeur.
Partition d’orchestre moderne, Adagietto de la Cinquième de Mahler
Aucun langage n’est parfait, mais imaginez un peu qu’il n’y en ait pas, tout simplement. Nous serions incapables de nous comprendre, de discuter, de partager nos idées. La musique, c’est un peu pareil, elle est un véhicule de l’émotion. Son écriture comporte les mêmes lacunes que le langage articulé. Il faut s’en contenter et peut-être justement considérer que c’est là sa richesse, celle qui permet l’interprétation et sa confrontation à d’autres vues tout aussi valables. Mais pour cela, il faudrait que chacun puisse en comprendre les codes et les conventions et cela, ce n’est guère encore le cas !