En l’espace de trois jours, j’ai entendu en concert deux fois l’une des plus belles pièces pour piano de Joseph Haydn (1732-1809), l’Andante et variations en fa mineur Hob. : XVII/6. La première fois, c’était Nadia Jradia qui le jouait sur notre vieux piano de l’U3A en transcendant l’instrument, comme je l’ai expliqué la semaine dernière, la seconde fois, c’était Luc Devos à Spa sur une copie d’un pianoforte de la fin du XVIIIème siècle lors du concert qui suivait ma conférence sur la musique de piano de Haydn. Je me souviens également l’avoir entendue par Sviatoslav Richter sur un piano Yamaha lors de son concert en Belgique en 1993 (ça ne nous rajeuni pas !).
Je dois vous avouer que je reste attaché à un piano moderne, même si cela fait hurler les puristes. Non pas que le jeu sur un piano ancien soit dénué d’intérêt, mais nous nous sommes habitués à plus de relief dans les nuances de dynamique et dans la clarté de l’émission du son, surtout dans une pièce, qui, comme nous allons le voir, contient en germe tous les aspects du romantisme naissant.
Haydn au piano
Nous savons que lorsque Haydn a été libéré de ses occupations auprès de la famille Esterhazy, il a entrepris ses fameux deux voyages à Londres qui allaient lui procurer les plus grands succès de sa carrière. Il est donc tout naturel que, dans les conditions de concerts propices aux symphonies, il ait négligé quelques temps l’écriture pour clavier. Il faut dire qu’il avait déjà derrière lui une production de plus de 60 sonates et pièces pour le clavecin ou le pianoforte. En 1793, entre ses deux voyages, à l’époque où il donne des leçons à Beethoven, Haydn compose, en Autriche, l’une de ses œuvres les plus admirées. Celle que nous nommons aujourd’hui les Variations en fa mineur fut d’abord nommée, par l’auteur lui-même, Sonate. Le manuscrit autographe est conservé à la Public Library de New York. Mais une copie de la même année porte un titre bien plus long : « Un piccolo divertimento scritto e composto per la Stimatissima Signora de Ployer ». Cette dame, dédicataire de l’œuvre, n’est autre que la fameuse Babette ou Barbara Ployer, une pianiste bien connue à Vienne, pour qui Mozart avait écrit en 1784 deux concertos pour piano (K. 449 et K. 453). On sait, en outre, que Haydn emporta sa partition à Londres pour son second séjour. La première édition date de 1799 par Artaria et se nomme alors pour la première fois : « Variations pour le clavecin ou le pianoforte ». Ne soyons pas surpris d’une telle dénomination. En effet, les pianofortes n’étaient pas encore répandus dans toutes les couches sociales que voulait atteindre l’éditeur. De nombreuses sonates de Beethoven garderont encore cette dénomination même s’il est évident que le clavecin n’est plus adapté à de telles musiques.
Lili Kraus en 1938
Toujours est-il que l’œuvre est bien un Andante (ou deux) suivi de variations et d’une vaste conclusion. Le propos de Haydn est double. Deux thèmes sont énoncés successivement. Le premier, en fa mineur, une tonalité désolée et triste, débute par une mélodie en notes répétées, presque funèbre, soutenue par un accompagnement qui rappelle encore l’ancienne basse continue. Après quelques mesures, le thème passe à la main gauche très brièvement. Sa structure binaire (A-A’/B-B’) le rapproche de tous les morceaux de ce genre à cette époque. Cet Andante a une incroyable force d’émotion. La main gauche qui laisse le temps filer, la droite qui chante avec tristesse la disparition du monde d’autrefois.
Lorsque se termine ce thème, on en attend ses variations. Pas du tout ! Un second thème lui succède. Radicalement différent, celui-ci est en fa majeur, la tonalité lumineuse, pastorale, celle qui évoque la renaissance de la nature (et qu’on utilise également pour les pastorales de Noël). Il sautille paisiblement avec ses arpèg
es et ses ornements dignes d’une musique de clavecin. De même structure que son frère mineur, il déploie une clarté exceptionnelle, celle de l’émerveillement de l’homme face au monde. Il est d’une jeunesse qui caractérise la musique de Haydn.
En introduisant ainsi deux thèmes aux affects opposés, Haydn s’apprête à construire sa musique sur le principe de la double variation. Il faut dire que la sonate, à la fin du XVIIIème siècle a beaucoup évolué par rapport à sa cousine baroque. Elle a réussi à dompter deux idées différentes au sein d’une même forme rendant, du coup, la sonate plus expressive avec ses désormais deux thème (bi thématique). Il n’est donc pas surprenant que Haydn se livre ici à une expérience de plus, lui qui en avait fait, et de quelle manière, toute sa vie durant.
Chacun des thèmes sera varié deux fois, alternativement. La première variation du fa mineur travaille sur les syncopes et les déplacements rythmiques tout en conservant le plan harmonique, mais en laissant de côté le rythme pointé fatidique originel. Cela lui donne une couleur presque suppliante, très proche des effets que donnait Carl Philipp Emmanuel Bach dans son esthétique de la sensibilité (Empfindsamkeit).
La variation majeure, quant à elle, garde toute sa lumière en jouant sur la continuité des trilles (ornements en va et vient) qui annoncent les fameuses dernières sonates de Beethoven.
La seconde variation mineure déverse ses flots de triples croches de manière continue, à l’image d’un ruisseau qui coule immuablement vers son embouchure. La structure est encore conservée et nous oublions que le rythme du début était sombre et grave. C’est comme si, par la magie de ce flux, nous étions entraînés, nous aussi, vers l’inconnu, résolution de toutes les douleurs et souffrances. Peu de nuances de dynamiques sauf à la fin de la variation où un double forte vient nous rappeler la menace de l’échéance.
La deuxième variation majeure garde le modèle du flux de triples croches, mais dans sa lumière plus sereine. Lorsqu’elle se termine, le thème en fa mineur revient à l’identique et nous remet en présence des rythmes pointé douloureux du début. A l’identique ? Pas bien longtemps ! Haydn nous conduit dans une conclusion qui fait plus office de final que de simple coda. Et là, la stupeur nous envahit. Les gentilles et sublimes variations se transforment en un chaos particulièrement tragique et agité, dans une écriture pianistique quasi inédite à l’époque qui met en valeur toutes les possibilités du Sturm und Drang, bref, du romantisme naissant. Le rythme initial est frappé violemment, prend des allures profondément dramatiques, alterne les nuances de dynamiques contrastées, entre l’abattement et la révolte.
Lili Kraus en 1938
Désormais, chaque mesure crée la surprise, l’effroi. Les divagations harmoniques deviennent imprévisibles comme si, soudain, le temps venait de se briser. Enfin, un point d’orgue qui suspend l’harmonie et laisse présager la péroraison… inattendue. La musique s’enfonce progressivement dans le registre grave de l’instrument. Maintenant, le rythme fatidique sonne comme un glas, un de ces glas que Schubert magnifiera dans ses dernières sonates. La pièce se termine dans l’accablement. Plus de temps, plus de mélodie, seulement un rythme que nous croyons percevoir pianissimo dans l’aigu, ultime transfiguration du glas en carillon céleste mais tellement lointain… ?
On a parfois dit que cette gigantesque coda avait été écrite comme un requiem sur la mort d’une des meilleures amies de Haydn, Marian
ne von Genzinger, décédée en janvier 1793. Cela est possible, certes, mais peut tout de même se teinter d’une autre raison, elle aussi assez évidente. On se souvient que lorsque Haydn entreprit son premier voyage à Londres en 1791, Mozart, craignant pour la santé de son ami, avait cherché à le décourager d’entreprendre, à son âge, une telle aventure. Le jour même du départ de Haydn, Mozart lui avait encore fait part de ses craintes : « Je crains, cher Papa (c’est ainsi qu’on appelait celui qui était le plus grand compositeur vivant) que nous nous voyions pour la dernière fois ». Mozart disait vrai, mais ce n’était pas Haydn qui allait mourir, c’était Mozart. On sait l’immense douleur que ressenti Haydn à l’annonce à Londres de la disparition de son ami. Cette musique, écrite pour une amie de Mozart, Babette, est peut-être un hommage à Wolfgang, mort quelques mois plus tôt.
Silhouette de Mozart
L’Andante et variations en fa mineur, quelle qu’en soit les motivations, cherche la lumière dans les ténèbres (fa mineur et fa majeur) et mesure, dans sa coda tout le côté irréparable de la disparition des êtres proches. Mais lui aussi, Haydn, approchait le grand âge et il n’est pas impossible que cette pièce ait également un côté très personnel, comme une méditation sur le temps qui coule, mortifère et le désespoir, malgré la lumière promise, qu’il suscite chez un homme dont l’énergie ne faiblit que rarement. Haydn n’aura pas encore dit son dernier mot et il suffit d’écouter les trois dernières sonates et, en particulier la dernière, en mi bémol majeur, pour ressentir cette soif de conquête et combat dramatique qu’elle véhicule, au même titre que les sonates de Beethoven (mi bémol est d’ailleurs la tonalité de l’héroïsme !)
Alfred Brendel
Donner toute la mesure d’une telle musique et toutes ses implications expressives n’est pas chose aisée. Cela demande un savant alliage entre la clarté du jeu et des plans sonores, la perfection des nombreux ornements, la maîtrise d’une dynamique et d’un tempo, la virtuosité si « casse-gueule » du classicisme viennois et la force du romantisme naissant. Toutes ces qualités sont rarement réunies pour placer l’œuvre au niveau qu’elle mérite. J’ai une affection toute particulière pour la version d’Alfred Brendel (PHILIPS) qui y est parfait de même que dans les onze sonates que contient ce remarquable coffret. A écouter absolument… !