La musique de Jean Sibelius (1865-1957) exploite donc beaucoup la base poétique du Kalevala (voir le billet de mercredi : http://jmomusique.skynetblogs.be/post/7618463/kalevala ).
« Plus je me plonge dans le destin de Kullervo, plus il m’apparaît présomptueux de m’être attaqué à un tel sujet, en comparaison, je me sens tout petit » Jean Sibelius dans une lettre à son épouse pendant la composition de l’œuvre.
Sibelius en 1891
Si l’œuvre est devenue un des symboles du patriotisme finlandais, la force de ses notes, de ses harmonies et de ses couleurs la portent au-delà d’un témoignage national. L’œuvre est universelle et touche, à l’image du Kalevala traduit dans 51 langues, le monde entier. Peu jouée en concert, cette musique mériterait pourtant une plus large diffusion. Nous aurons la chance de l’entendre samedi soir à l’OPL par les Chœurs de l’Université d’Helsinki (c’est ce même chœur que vous pourrez entendre dans le dernier mouvement, la Mort de Kullervo ci-dessous) et l’Orchestre philharmonique de Liège dirigé par F-X Roth, un moment à ne pas rater.
Définir le genre auquel se rattache cette grande œuvre est assez complexe. Cinq mouvements dont trois instrumentaux et deux chantés semblent vouloir donner à la construction l’aspect d’une cantate. Pourtant, c’est autant une grande symphonie. Le grand troisième mouvement, d’une durée de 25 minutes, se rapproche de la scène d’opéra avec ses solistes et le chœur. Inclassable, Kullervo est une sorte de synthèse de toutes les techniques d’écriture musicale et c’est cela qui le rend essentiel.
La composition de l’œuvre s’étale sur plusieurs années. On estime que les premières esquisses datent de la fin des années 1880, mais la composition proprement dite se répartit sur les années 1891-92. Elle fut créée cette même année avec un succès incroyable, projetant le jeune Sibelius sur l’avant-scène finlandaise. L’œuvre ne fut cependant pas éditée car le compositeur n’était pas entièrement satisfait de son travail. On sait qu’il fera de nombreuses révisions des parties à la fin de sa vie. Le style d’écriture est en rapport avec la pensée finlandaise et la langue finnoise. Les masses sonores, les thèmes et les harmonies transitoires sont le reflet d’une langue friande des affixes permettant d’insuffler une logique transitoire à la musique. Ainsi, nos oreilles sont continuellement assaillies par des affects qui nous semblent contradictoires, entre immobilité et mouvement, tellement typiques de la déclamation du Kalevala. Ces remarques, si elles s’appliquent aux mouvements chantés, sont forcément aussi valables pour les passages orchestraux. Toute notre attitude auditive doit donc se métamorphoser. Nous ne devons pas attendre qu’il se passe quelque chose, chaque événement viendra à son heure. Il nous suffit de plonger dans ces sonorités venues d’un fond légendaire, d’une nature primordiale et omniprésente. Alors, seulement nous pourrons vibrer aux frémissements de cette nature, aux destins contrariés des héros (ou anti-héros !). Alors seulement, nous entrerons dans ce mystère extraordinaire et ce miracle du génie de Sibelius.
Car la nature occupe une place de premier choix, tant dans le Kalevala que dans l’œuvre de Sibelius. Elle symbolise une pensée romantique panthéiste dans laquelle nature et tragédie sont liés. C’est ce que tente de nous faire comprendre de manière toute subtile et abstraite (pas de programme déterminé) le premier mouvement d’un quart d’heure. Respectant « grosso modo » le schéma de la forme sonate, il déploie plusieurs thèmes dont on ne sait pas encore à quoi ils se rapportent. On ne peut que considérer leur puissance originelle et donc les rapprocher de l’équilibre infaillible que la nature doit conserver. Le premier grand thème, celui qui s’élève sur un tapis de notes des cordes a un côté indéniablement épique. Il est la nature elle-même dans toute sa force et son aspect impitoyable. Il est suivi de ses diverses métamorphoses qui nous conduisent sur le destin de Kullervo. Grave et sombre. Un thème plus dansant symbolise la fraîcheur et la jeunesse de la sœur malheureuse du héros. Plein de vitalité, plein de fougue, il est suivi d’un lourd pressentiment funèbre, quasi immobile, joué par les cors en canon. Ces thèmes se développent, se combinent en épisodes transitoires et sont réexposés. Lorsqu’on croit que le mouvement touche à sa fin, il débouche sur une extraordinaire progression dramatique dont Sibelius a le secret (voir la Nymphe des bois) pour aboutir à un immense fortissimo brisé net. Le grand thème de la nature primordiale revient alors obligeant les cordes à de terribles torsions d
ouloureuses. Quelques gémissements, et enfin l’affirmation de la suprématie de la nature sur les êtres débouchent sur un silence halluciné qui clôt le mouvement. Cette pièce est un véritable poème symphonique à lui seul.
Le deuxième mouvement, illustrant la jeunesse tragique de Kullervo, semble plus serein, immobile. Le mouvement utilise, malgré les menaces fréquentes des basses, une économie de moyens qui rendent dette pièce particulièrement moderne pour l’époque. Ce sont les climats et les couleurs qui priment sur l’aspect narratif.
Le grand troisième mouvement est sans doute le cœur de l’ouvrage. C’est lui qui met en scène l’horreur du destin de Kullervo. La séduction et le viol de celle qu’il ne sait pas encore être sa sœur demande des moyens expressifs plus grands encore. Deux solistes vocaux, une soprano et un baryton, le chœur d’hommes et le grand orchestre développent une véritable scène d’opéra. Le chœur décrit la scène, paraphrasé par les sonorités de l’orchestre. Ce chœur semble uniquement narratif, sans expression, sans parti pris. A l’image de la récitation des bardes, il déploie ses runes sans polyphonie chorale. Ce sont les solistes qui prennent le relais et les tentatives vaines de séduction des jeunes filles par Kullervo sont illustrées dans une progression dramatique évidente. La scène de séduction est mémorable. Mais une fois l’irrémédiable accompli, les deux jeunes gens apprennent qu’ils sont frère et sœur entraînant deux superbes lamentations particulièrement émouvantes.
Le quatrième mouvement revient à la formule purement instrumentale (Les combats de Kullervo) dans lequel Sibelius utilise un orchestre militaire aux rythmes marqués par le chevauchée et le combat. Le héros cherche la mort sans la trouver. Ici encore, l’orchestre utilise ses fameuses harmonies transitoires qui montent l’absence de résolution harmonique. Le mouvement renoue avec le sentiment épique. Il est aussi le plus court de l’œuvre (plus ou moins dix minutes).
Le final avec chœur mais sans soliste, relate les derniers instants de Kullervo. Sur un tapis sonore proche du début de la première partie, le chœur déclame le retour du combat du héros et son passage par l’endroit où il a violé sa sœur désormais suicidée. La grande progression dramatique de l’introduction accompagne ce passage et en augmente la tension. A l’écart d’un sentier dans la forêt, Kullervo interroge son épée magique pour lui demander si elle accepte de boire son sang maudit. Un court solo de clarinette basse accompagne la question. Il s’agit d’un thrène, ce genre de mélodie douloureuse en hommage au malheur qui s’est joué. Mais la clarinette basse en dit plus que le texte lui-même. Elle fait sentir l’obligation de rééquilibrer la nature après le drame. Pour que tout rentre dans l’ordre, Kullervo ne peut échapper à la mort. Il se jette donc sur le tranchant de son épée accompagné par un orchestre en furie et une formidable marche funèbre s’élève à l’orchestre, laissant le chœur dans le silence le plus total. Submergés par l’émotion, nous n’avons pas le temps de mesurer le silence qui revient que dans une explosion sonore implacable, l’orchestre clame le grand thème initial, celui de la nature. Immuable et enfin rééquilibrée, elle marque sa suprématie sur toute l’œuvre et clôt ainsi ce formidable poème.
Alors rien de tel que de découvrir en salle ce chef d’œuvre exceptionnel. A défaut, vous pouvez vous rabattre sur le formidable enregistrement publié chez Ondine et interprété par la soprano Soile Isokoski, le baryton Tommi Hakala, les Chœurs de l’Université d’Helsinki (YL Male Voice Choir) et l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki sous la direction de Leif Segerstam.
Très beau concert hier soir. Du haut de mon perchoir à la salle philharmonique, l’occasion de se rendre de l’orchestration très originale de l’oeuvre. Par moments, les bois font office d’instrument rythmique! Prestation du choeur…qui me laisse sans voix!