Un autre « Sacre »

 

Hier était une journée consacrée à Stravinsky. Deux séances, l’une à Charleroi le matin et l’autre à Liège l’après-midi m’ont permis, l’espace d’une journée de m’occuper d’un autre « Sacre » que celui de Boris Godounov. Ce n’est certes pas la première fois que j’évoque cette œuvre dans le cadre du blog et ce n’est sans doute pas la dernière tant le « Sacre du printemps » comporte de richesses. A chaque fois que j’en parle, je tente d’adapter les facettes purement techniques de l’œuvre au besoin de découverte des publics mélomanes de toutes sortes. Ce petit texte pourra donc servir d’introduction à une étude plus approfondie des trois grands ballets du maître. Et pour reprendre le commentaire d’un lecteur lors d’un précédent texte, il faudrait encore ajouter aux œuvres célèbres le ballet moins connu, « Noces », composé entre 1914 et 1917 mais seulement orchestré et créé en 1923. j’y consacrerai quelques lignes à la fin de ce billet.


 

Stravinsky au pupitre

Igor Stravinsky au pupitre en 1964


 

C’est toujours le même problème et, d’ailleurs, la même solution. Faire comprendre le passé pour envisager le présent. Je crois qu’en musique, comme d’ailleurs dans la plupart des manifestations humaines, la notion d’évolution est plus adéquate que celle de rupture radicale. Les choses décantent petit à petit jusqu ‘au jour où, sur les bases du passé, on se rend compte que tout a changé.

Rimski-Korsakov


 

Rimski-Korsakov

 

 

Comment, en effet, comprendre ces fameux ballets sans la vision claire des desseins de l’éphémère Groupe des Cinq, en particulier, des caractéristiques de Rimski-Korsakov. Une grande part des procédés rythmiques de Stravinsky sont déjà typiques du dernier mouvement de Shéhérazade. Bien sûr, les innovations sont nombreuses et à replacer dans leur contexte. Nous parlons de ballets, donc de musique dont la vocation première est la chorégraphie. Désirant montrer et surtout faire évoluer l’art russe de la danse, Diaghilev et Nijinski ont commandé de nombreuses œuvres aux compositeurs de l’avant-garde. La volonté de libérer le danseur du traditionnel tutu et d’une gestuelle convenue amena la conception d’intrigues et de « livrets » certes profondément russes, mais souvent inédits. Si l’Oiseau de feu (1909) reste encore assez habituel dans son argument, Petrouchka (1911), jeu de marionnettes sur une fête foraine, permet les excès du fantastique et de l’originalité. Que dire alors du Sacre du printemps (1913) qui dans l’illustration d’un rituel ancestral sauvage, sacrifie, dans une débauche de moyens expressifs, une « élue » pour fêter le retour de la belle saison… ?


 

Stravinsky, Oiseau de feu, projet de costume par L. Bakst

Projet de costume pour l’Oiseau de Feu par Léon Bakst


 

Les emprunts à la musique populaire sont un élément déterminant de l’écriture de Stravinsky. La rythmique des danses folkloriques est souvent, en Europe centrale (Bartok en fera un large usage) et en Russie, plus asymétrique que chez nous. Les mesures impaires à cinq ou sept temps favorisent un retour irrégulier des temps forts. Cette volonté de profonde irrégularité séduisait Diaghilev qui y voyait un moyen efficace de troubler les auditeurs occidentaux d’une part et de donner à la chorégraphie une sensualité inédite correspondant à l’attrait pour une forme de décadence qui animait l’époque. Stravinsky s’en donne à cœur joie. Cela devient cependant plus difficile à danser et demande de la part des « étoiles » une maîtrise rythmique que n’avait pas toujours, semble-t-il, Nijinski.



 

 

Il serait trop facile de réduire l’apport de Stravinsky à une question de rythme. C’est encore Rimski et Moussorgski qu’il faut convoquer. Sur le plan purement mélodique, il est clair que Stravinsky part de ses deux prédécesseurs. Ecoutez l’Oiseau de feu. Combien de mélodies semblent sortir de Boris Godounov ? Ce qui change, c’est l’environnement de ces chants. Le tissu orchestral se libère de sa fonction d’accompagnement pour devenir un réseau subtil de contrepoints modernes. Les règles de l’harmonie semblent répondre à d’autres critères, ceux de la couleur. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de penser à Debussy à l’écoute de certaines couleurs de ce premier grand ballet.

Dans Petrouchka, Stravinsky affine son langage qui devient vraiment original. Le champ de foire est propice aux recherches sur l’environnement bruiteux (annonçant Varèse sous certains aspects). La ballerine est le seul vestige de l’ancienne manière chorégraphique. A l’écoute de la partition, on se rend compte que les nombreuses mélodies émergent du magma orchestral, se présentent à nous (comme, par exemple, la comique citation de la chanson française « Elle avait une jambe de bois » de Dranem en 1908) et s’enfoncent à nouveau dans l’orchestre comme si nous venions de passer devant la scène au cours de notre parcours forain. C’est là que la profondeur orchestrale se métamorphose en « formants » (terminologie de Pierre Boulez) dont la fonction est de lier la « sauce » orchestrale pour la rendre consistante.


 

Stravinsky, Sacre, début


 

Le Sacre du Printemps constitue l’aboutissement de cette technique qui permet à terme la dislocation de l’orchestre traditionnel. Les formants se font si nombreux, les timbres si variés et les rythmes si complexes, qu’à de nombreux moments la mélodie semble ne plus exister. Il ne reste alors qu’une masse sonore en mouvement, athématique (sans la mélodie qui en constitue le thème) et libre de ses harmonies. On a l’impression d’assister à la même évolution que celle qui, dans les arts picturaux, déforment les figures par le trait et la couleur, pour approcher une première manière d’abstraction (Picasso, Braque, ..). Les Sacre, alors, désincarne l’argument au profit d’une vision plus globale et d’une suggestion de moins en moins figurative et cependant profondément chorégraphique.


 

Stravinsky, décor original pour la première partie du Sacre par Roerich
Décor original pour la Ière partie du Sacre par N. Roerich


 

C’est sans doute en partie cette évolution audacieuse de la matière musicale qui créera le fameux scandale de 1913 car elle permet une sensualité dégagée d’un argument préalable qui pouvait gêner à l’époque (…parfois encore aujourd’hui !). Si Stravinsky n’eut pas d’élève, le monde musicale ne sera jamais plus le même après le Sacre. Les retombées de ce modernisme se font encore sentir aujourd’hui chez bon nombre de compositeurs qui, parfois inconsciemment, adoptent ces formants comme les couleurs actuelles de l’orchestre. Voilà, me semble-t-il pourquoi il fallait repartir des russes avant d’aborder des œuvres plus récentes. Il faudrait encore évoquer plus tard le monde de l’atonalité que Stravinsky, sans adhérer pleinement à son dogmatisme, pratique comme la conséquence de son évolution mais il me faut dire, comme promis, quelques mots sur les Scènes chorégraphiques russes que représentent Noces.


 

Stravinsky, Noces, début


 

La première originalité de l’œuvre réside dans l’utilisation de la voix humaine associée à l’orchestre et au ballet. Après avoir achevé son opéra Le Rossignol en 1914, Stravinsky commence la composition d’une suite chorégraphique basée sur des poèmes russe traditionnels relatant un mariage paysan. Dès la fin de la composition, le compositeur joue la nouvelle pièce en 1917 à Diaghilev qui en est bouleversé. Mais il reste l’instrumentation à réaliser. Stravinsky prévoyait d’abord un gigantesque effectif de 150 musiciens, avant de revoir à la baisse le nombre de pupitres de l’orchestre. Toujours est-il que la version définitive, qui mettra six ans à voir le jour, ne renonce pas à l’innovation instrumentale. Attendant que Diaghilev programme l’œuvre pour le mois de juin 1923, il trouve enfin son équilibre instrumental : « Je vis clairement que, dans mon œuvre, l&
rsquo;élément vocal, c’est-à-dire soufflé, serait le mieux soutenu par un ensemble composé uniquement d’instruments frappés. Et c’est ainsi que je trouvai ma solution, sous la forme d’un orchestre comprenant des pianos, timbales, cloches et xylophones – instruments à sons déterminés – et d’autre part, des tambours de différents timbres et hauteurs – instruments ne donnant pas de notes précises
 ». L’instrumentation définitive est tout à fait originale pour quatre pianos, percussions et voix.


 


 

 

La chorégraphie fut confiée à Bronislava Nijinska, la sœur du célèbre danseur et la direction musicale à Ernest Ansermet. Une traduction des poèmes en français est due à Ramuz. L’œuvre dure quelques vingt-cinq minutes et est divisée en quatre tableaux enchaînés (la Tresse, Chez le marié, le Départ de la mariée et le Repas de noces).

Ces quatre ballets ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de la musique du XXème siècle. Si Stravinsky a voulu minimiser son apport au langage musical et qu’il n’a effectivement pas d’élève au sens propre, il a néanmoins amené les artistes à repenser les modèles musicaux, les rythmes et l’orchestration. Il est même à parier qu’il n’y a personne dans la musique contemporaine qui ne doive quelque chose à ce génie incontournable.