Le chant du silence

On pense généralement que les chants exécutés à l’unisson et sans accompagnement d’instruments dans l’ancien rituel catholique romain trouvent leur origine dans des mélodies hébraïques et grecques très anciennes. Il n’est  pas exclu non plus qu’on ait eu recours à l’improvisation lors de l’office religieux mais le plus souvent, le rituel des interventions chantées pendant le service est déterminé à l’avance. Plusieurs papes cherchèrent à rassembler les mélodies accompagnant les messes et les autres offices religieux, mais c’est surtout au pape Grégoire le Grand (540-604) que remonte leur première organisation véritable. C’est ainsi que des chants particuliers sont assignés à chaque dimanche et à chaque saint célébré un jour donné.

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Grégoire Ier, dit « le Grand »

Le pape Grégoire le Grand qui laisse donc son nom à ce rituel, fonda la Schola cantorum, ensemble vocal qui fera par la suite fonction de chœur de la Chapelle Sixtine pour la formation des chantres. Les enseignements de la Schola sont adoptés en Italie, en France, en Angleterre et en Irlande tandis que quelques églises au nord de l’Italie et en Espagne conservent leurs propres chants. L’œuvre de Grégoire le Grand consiste en un travail de codification et de synthèse ainsi qu’en un rappel à l’exactitude liturgique, afin de garder au chant sa pureté originelle. Les mélodies existantes sont revues, on en crée de nouvelles et toutes sont réunies dans l’Antiphonarius Cento. Ce dernier, attaché par une chaine d’or à l’autel de Saint-Pierre de Rome au Vatican, est perdu lors des invasions, mais il en subsiste des copies dans d’autres pays. Ainsi, pendant mille ans, on pourra se référer à une source unique et autorisée en matière de chants religieux.

Lorsqu’apparaissent, dans les îles britanniques et aux Pays-Bas, les premières ébauches du contrepoint, il arrive que des musiciens utilisent un signe de notation de la liturgie grégorienne (appelé un neume) comme thème fixe pour l’enrichir de leurs premières et timides tentatives polyphoniques. C’est de là que provient le terme de Cantus firmus parfois employé pour désigner le chant grégorien quand les notes des mélodies de base perdent leur valeur rythmique en s’égalisant dans une durée uniforme. Mais on lui donne également le nom de « plain chant » (cantus planus). Le plain chant n’a rien à voir avec l’adjectif « plein ». Il est plus lié à l’image d’une plaine, un paysage dans lequel la rupture n’existe pas et où la continuïté règne en maître. Ce chant, absolument a capella, monodique (à une seule voix) et modal (pas encore tonal, la tonalité n’existe pas encore) tire sa rythmique des syllabes du texte.

Le chant s’organisait au départ selon deux principes : l’accentus, ou le chant syllabique (c’est-à-dire une simple cadence donnée au texte, à laquelle peut corresponde dans la prière le répons des fidèles) et l’antiphona ou antienne, quand la récitation des psaumes alterne entre deux chœurs.

À côté de ces formes austères, on voit surgir des textes composés à dessein appelés hymnes, dans lesquels la vocalisation est libre : c’est la voix même du peuple, à laquelle de nombreux moines, avant et après Grégoire le grand, confèrent une valeur littéraire et musicale. Le plaisir de la musique et du chant y est total. Ce dernier, s’il répond à l’expression supérieure d’un texte sacré, n’éclipse ni ne refoule le plaisr physique de la vocalité. Le corps et l’âme s’unissent dans l’expression de la gloire divine.

De Saint Augustin à Boèce, de Cassiodore à Saint Benoit, qui instaure dans sa Règle l’étude de la musique, tous les érudits s’en préoccupent des techniques et des pouvoirs de la musique, jusqu’à ce que Guido d’Arezzo (992-1050) parachève l’élaboration théorique du chant grégorien et de sa notation : c’est-à-dire un système graphique de transcription des sons, signes se déposant sur une portée. Par la suite, hymnes et séquences permettent au ferment religieux de prières, né des ruines de l’Empire romain, de s’exprimer. Guido d’Arezzo, selon la tradition aurait utilisé les premières syllabes d’un hymne à Saint Jean Baptiste dont voici l’écriture grégorienne et l’écriture moderne.

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En voici la traduction française: « Afin que tes serviteurs puissent chanter à gorge déployée tes accomplissements merveilleux, ôte le pêché de leurs lèvres souillées, saint Jean. ».


La corruption du latin, en donnant naissance aux langues dites vulgaires, contribue à l’élaboration d’une poésie rythmique. Avant qu’apparaisse le chant, on assiste donc à l’élaboration du matériau qui engendrera ce chant et lui imposera ses lois : la langue. De la culture médiévale, ecclésiastique, on en arrive aux cultures nationales modernes dans lesquelles le langage populaire devient une valeur d’avant-garde et de progrès.

L’intérêt spirituel du chant grégorien dans la liturgie a été exprimé par Pie X au moment de la réforme grégorienne, au tout début du XXe siècle:

« Notre mère la Sainte Église, à qui est divinement confié le soin de former l’esprit des fidèles à la sainteté, s’est toujours heureusement servie, dans ce but si noble, de l’aide qu’elle trouve dans la sainte liturgie. De peur que, en cette matière, la variété ne désunisse les âmes, et, au contraire, pour que l’unité demeure intacte, elle qui donne la force et la beauté au corps mystique du Christ, l’Église s’est toujours efforcée, par des soins assidus, de conserver les anciennes traditions; et si, par la faute du temps, celles-ci sont parfois tombées dans l’oubli, elle s’est toujours occupée de les rechercher diligemment et de les restaurer puissamment.

Le chant sacré doit être compté au premier rang parmi ce qui convient le mieux à la sainte liturgie, lui apporte de la splendeur, lui ajoute de l’efficacité. L’expérience nous apprend, en effet, de quelle façon le chant donne au culte divin une grandeur qui attire merveilleusement les âmes vers les choses célestes. C’est pourquoi en aucun temps l’Église n’a cessé de recommander l’usage du chant, et a cherché assidûment à ce qu’il ne s’éloigne pas de sa dignité primitive.

Pour que ce but soit atteint, il est nécessaire que le chant destiné à la liturgie possède le sens sacré, et puisse être utile aux âmes. Il faut, en premier lieu, qu’il brille de gravité religieuse, alors il sera apte à restaurer véritablement et suavement les sentiments chrétiens dans l’âme. Il doit de plus être catholique —ou universel— c’est-à-dire répondre aux nécessités de toute nation, de toute région, de toute époque ; et enfin, unir la simplicité à la perfection artistique.

Où trouver mieux et plus richement doté, à ce point de vue, que le chant grégorien ? « Il est le chant propre de l’Église Romaine, le seul qu’elle ait reçu de l’héritage des Pères, fidèlement gardé au cours des âges dans ses manuscrits, recommandé comme sien à l’usage des fidèles, et qui, seul, est encore ordonné en certaines parties de la liturgie. » »

(Saint-Pie X, Motu Proprio Tra le sollecitudini sur la musique sacrée du 22 novembre 1903)


Le chant grégorien constitue donc le plus large ensemble existant de mélodies sans accompagnement. Sa pureté d’expression a inspiré de nombreux compositeurs. Le célèbre Dies Irae de l’office des morts a été utilisé par les plus grands artistes au sein d’œuvres non religieuses. La Symphonie fantastique de Berlioz, les Danses symphoniques de Rachmaninov, la Symphonie Faust de Liszt, la Danse macabre de Saint-Saëns et ainsi que beaucoup d’autres jusqu’à certains thèmes de la musique du film Metropolis de Fritz Lang en font un large usage. Le chant grégorien a marqué durablement toute la musique occidentale et figure au rang des archétypes mélodiques et rythmiques de notre patrimoine. Aujourd’hui encore, le chant grégorien appelle au calme, à la méditation. Il semble appeler l’auditeur et, a fortiori, le fidèle à retrouver l’essence de la pensée sacrée à travers ce chant de l’âme, ce chant qu’on a souvent nommé le « chant du silence ».