Décadence…

« Etre moderne ne consiste pas à chercher quelque chose en dehors de tout ce qui a été fait. Il ne s’agit au contraire que de coordonner tout ce que les âgés précédents nous ont apporté, pour faire voir comment notre siècle a accepté cet héritage et comment il en use. » Gustave Moreau (1826-1898)

Il y a des semaines où d’une manière ou d’une autre, les mêmes sujets vous rattrapent constamment. Ce n’est sans doute pas un hasard si je vous parlais de Munch en début de semaine, si je donnais mon cours sur Shéhérazade de Ravel mercredi, donnais une conférence sur Debussy jeudi, lisais la Salomé d’Oscar Wilde, analysais les tableaux sur le sujet de Gustave Moreau et étudiais le formidable opéra de Strauss en prévision d’une conférence au Petit Théâtre mercredi prochain.

Tous ces chefs-d’œuvre ont en commun non seulement l’époque de leur composition, au tournant entre le XIXème et le XXème siècle mais aussi, et surtout, une proximité des moyens mis en œuvre que l’on regroupe sur le vocable « symbolisme ». Suggérer plus que nommer, générer chez le lecteur, le spectateur ou l’auditeur une descente au plus profond de ses archétypes par la musique des mots et des vers, par la couleur des timbres de la voix et de la musique et la sensualité des formes et des gestes picturaux. Si les thèmes du symbolisme sont d’une exceptionnelle variété, celui de Salomé devient l’un des symboles les plus puissants d’une décadence qui puise ses sources dans la psychanalyse en plein essor.

L’histoire biblique de Saint Jean-Baptiste (Iokanaan) qui fut emprisonné pour avoir reproché à Hérode Antipas son union incestueuse avec la femme de son frère, Hérodiade, a toujours passionné et fasciné les artistes. Entre le blasphème et l’évocation des péchés capitaux, Salomé, la fille d’Hérode Philippe et d’Hérodiade obtient de son oncle qu’il fasse décapiter Jean et que sa tête soit présentée à sa mère Hérodiade. Nul doute qu’un tel sujet devait obnubiler les artistes les plus décadents du symbolisme.

Ainsi, Joris-Karl Huysmans (1848-1907) publie son œuvre la plus célèbre, À rebours, en 1884. Son personnage, du nom des Esseintes, acquéreur fictif des toiles de Gustave Moreau, devient l’emblème d’une décadence maladive. Loin du naturalisme littéraire qu’il affectionnait auparavant, Huysmans rejoint ici le symbolisme orfévré d’Odilon Redon ou de Gustave Moreau, qu’il loua tôt dans ses articles critiques. Longtemps partagé entre luxure et retraites monastiques, occultisme et spiritualité, puis devenu oblat, il vivra son agonie comme une expiation mystique. Rarement le conflit de la chair et de l’esprit si présent au cœur de Salomé aura autant marqué la vie et l’œuvre d’un auteur… Une bonne introduction aux propos d’Oscar Wilde et de Richard Strauss ! Voici la description que donne Huysmans dans son ouvrage de deux des œuvres de Gustave Moreau les plus célèbres ayant pour thème Salomé.

« Après s’être désintéressé de l’existence contemporaine, il avait résolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves de répugnances ou de regrets, aussi, avait-il voulu une peinture subtile, exquise, baignant dans un rêve ancien, dans une corruption antique, loin de nos mœurs, loin de nos jours.

Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux, quelques œuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système nerveux par d’érudites hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions nonchalantes et atroces. Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait en de longs transports, Gustave Moreau.

Il avait acquis ces deux chefs-d’œuvre et, pendant des nuits, il rêvait devant l’un d’eux, le tableau de la Salomé, ainsi conçu :

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Moreau, Gustave, Salomé, Huile sur toile, 144×103,5cm, Los Angeles, Californie

 

 

 

 

Un trône se dressait, pareil au maître-autel d’une cathédrale, sous d’innombrables voûtes jaillissant de colonnes trapues ainsi que des piliers romans, émaillées de briques polychromes, serties de mosaïques, incrustées de lapis et de sardoines, dans un palais semblable à une basilique d’une architecture tout à la fois musulmane et byzantine.

Au centre du tabernacle surmontant l’autel précédé de marches en forme de demi-vasques, le Tétrarque Hérode était assis, coiffé d’une tiare, les jambes rapprochées, les mains sur les genoux.

La figure était jaune, parcheminée, annelée de rides, décimée par l’âge ; sa longue barbe flottait comme un nuage blanc sur les étoiles en pierreries qui constellaient la robe d’orfroi plaquée sur sa poitrine.

Autour de cette statue, immobile, figée dans une pose hiératique de dieu Hindou, des parfums brûlaient, dégorgeant des nuées de vapeurs que trouaient, de même que des yeux phosphores de bêtes, les feux des pierres enchâssées dans les parois du trône ; puis la vapeur montait, se déroulait sous les arcades où la fumée bleue se mêlait à la poudre d’or des grands rayons de jour, tombés des dômes.

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Dans l’odeur perverse des parfums, dans l’atmosphère surchauffée de cette église, Salomé, le bras gauche étendu, en un geste de commandement, le bras droit replié, tenant à la hauteur du visage, un grand lotus, s’avance lentement sur les pointes, aux accords d’une guitare dont une femme accroupie pince les cordes. La face recueillie, solennelle, presque auguste, elle commence la lubrique danse qui doit réveiller les sens assoupis du vieux Hérode ; ses seins ondulent et, au frottement de ses colliers qui tourbillonnent, les bouts se dressent ; sur la moiteur de sa peau les diamants, attachés, scintillent ; ses bracelets, ses ceintures, ses bagues, crachent des étincelles ; sur sa robe triomphale, couturée de perles, ramagée d’argent, lamée d’or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé, ainsi que sur les insectes splendides aux élytres éblouissants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu d’acier, tigrés de vert paon. Concentrée, les yeux fixes, semblable à une somnambule, elle ne voit ni le Tétrarque qui frémit, ni sa mère, la féroce Hérodias, qui la surveille, ni l’hermaphrodite ou l’eunuque qui se tient, le sabre au poing, en bas du trône, un terrible figure, voilée jusqu’aux joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même qu’une gourde, sous sa tunique bariolée d’orange […]

L’aquarelle intitulée L’Apparition était peut-être plus inquiétante encore. Là, le meurtre était accompli ; maintenant le bourreau se tenait impassible, les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée de sang. Le chef décapité du sait s’était élevé du plat posé sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée, ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait la figure d’où s’échappait une auréole s’irradiant en traits de lumière sous les portiques, éclairant l’affreuse ascension de la tête, allumant le globe vitreux des prunelles attachées, en quelque sorte crispées sur la danseuse. D’un geste d’épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision qui la cloue, immobile, sur les pointes ; ses yeux se dilatent, sa main étreint convulsivement sa gorge.

 

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Moreau, Gustave, L’Apparition, aquarelle 106×72,2 cm, Musée du Louvre

 

 

 

Elle est presque nue ; dans l’ardeur de la danse, les voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé ; elle n’est plus vêtue que de matières orfévrées et de minéraux lucides ; un gorgerin lui serre de même qu’un corselet la taille, et, ainsi qu’une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deux seins ; plus bas, aux hanches, une ceinture l’entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque où coule une rivière d’escarboucles et d’émeraudes ; enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe ; creusé d’un nombril dont le trou semble un cachet gravé d’onyx, aux tons laiteux, aux teintes de rose d’ongle. […]

L’horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant des caillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour la Salomé seule, elle n’étreint pas de son morne regard, l’Hérodias qui rêve à ses haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché un peu en avant, les mains sur les genoux, halète encore, affolé par cette nudité de femme imprégnée de senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les myrrhes. Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti, pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais plus troublante que la Salomé du tableau à l’huile. »