Ce n’est pas original, je vous le concède. Chaque musicien, chaque mélomane a un jour rêvé d’être à la tête d’un grand orchestre et de donner en concert l’une de ses œuvres préférées. Il paraît même que certains mélomanes fortunés peuvent acheter une soirée avec orchestre et mimer la direction des grands chefs d’œuvre du répertoire avec la complicité des musiciens, et surtout du Concertmeister qui « dirige » discrètement ses collègues pendant que la vedette du jour s’agite sur le podium.
Le cas le plus édifiant reste celui de Gilbert Kaplan. Milliardaire américain et grand admirateur de Gustav Mahler, il a étudié pendant des années la partition de la deuxième symphonie « Résurrection » avant de prendre des leçons de direction d’orchestre et de livrer in fine, avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne, des concerts et un enregistrement chez DGG ! Ce cas dépasse et de loin l’amateur qui mime son héros devant son miroir en se donnant la superbe illusion qu’il remplace « au pied levé » Herbert von Karajan ou Léonard Bernstein.
Gilbert Kaplan est devenu un vrai chef d’orchestre. Son travail acharné a porté ses fruits. Sa version discographique de la deuxième de Mahler figure en bonne place dans la liste de mes préférées.
Comme je vous le disais, j’ai moi aussi, il y a des années, un soir de fièvre et de sommeil agité, dirigé l’Orchestre de Vienne. C’était aussi Mahler mais la sixième. Ce fut plus cocasse que plaisant. Le rêve ayant débuté sous les meilleurs auspices, je me retrouvais dans le final à ne plus savoir où placer les fameux coups de marteau… et à essayer sur chaque accord si le coup « collait » à mon souvenir sonore. … et tout cela en concert au Musikverein s’il vous plait !…bon d’accord, ce n’était qu’un rêve, un cauchemar même, comme ceux que l’on peut vivre lorsqu’on est grippé et fiévreux, mais tout de même, j’ai beaucoup réfléchi depuis sur le rôle du chef d’orchestre.
Un constat s’impose. La répétition est souvent le meilleur endroit pour observer le vrai rôle du chef. J’ai la chance de travailler deux fois par an avec l’orchestre et son chef dans le cadre de l’OPL et des concerts commentés « Le Dessous des Quartes ». Je me fais toujours un plaisir et un devoir de prendre congé à la Fnac pour pouvoir assister à toutes les répétitions de l’œuvre qui me concerne. J’ai ainsi pu côtoyer quelques grands noms comme Armin Jordan, Gunther Herbig, Petri Sakari, Louis Langrée, Vernon Handley, Pascal Rophé, et j’en passe. Rien n’est plus instructif que ce qui se passe lors des séances de travail. On assiste à la construction d’un édifice, pierre par pierre, phrase par phrase. Selon le tempérament du chef, la méthodologie varie. Ceux qui travaillent d’abord les grandes structures et les équilibres interrompent peu l’orchestre. En quelques mots, ils parviennent à faire comprendre leurs désirs. Ce sont surtout eux que l’orchestre vénère. Les musiciens n’aiment pas trop les longs discours et les hésitations. Ils parviennent ensuite à faire travailler le détail presque sans en avoir l’air. C’est fascinant. Tout se met alors en place comme par magie. Ceux-là possèdent ce charisme formidable. Les musiciens adhèrent, suivent et…s’amusent !
Hélas, il en est aussi d’autres qui ont plus de peine à faire passer leur message et qui semblent être moins à l’aise dans leur plan de travail. Ceux-là parlent beaucoup, hésitent, recommencent pour essayer autrement. Le travail est décousu, tout le monde s’énerve et la tension monte. Si ces hommes n’étaient pas des bêtes de concert et les membres de l’orchestre de vrais professionnels, le fiasco serait total. Heureusement, c’est moins courant qu’on ne le croit et, pour ma part, je n’ai jamais assisté à ce genre de débâcle.
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Tout cela pour dire que le chef est d’abord un homme qui possède une image de l’œuvre qu’il va devoir interpréter. Pour ce faire, il doit avoir les idées claires sur les moindres détails de sa partition. Son but sera de faire coïncider sa propre image intérieure et le résultat palpable du jeu de l’orchestre. Il doit savoir tout faire, tout sentir et tout entendre. Il doit aussi avoir suffisamment de psychologie et de « feeling » pour sentir cette société miniature qu’est un grand orchestre. Ses exigences ne doivent pas être démesurées ou inadaptées. Il doit être à l’affût du moindre dérapage et tenter de le corriger. Idéalement, il doit faire fi de son ego (c’est souvent là que le bas blesse !) tout en restant maître de son travail. Bref, il doit « conduire » (les anglais disent to conduct) les musiciens et les auditeurs à travers sa vision d’une œuvre musicale.
Le grand public connaît mal sa fonction. On entend souvent dire qu’après tout, il n’y a pas besoin de chef, les musiciens sont tout de même des professionnels… ! Beaucoup de mélomanes sont impressionnés par la théâtralité de tel ou tel chef et ne se demandent pas si une gestique si spectaculaire est bien utile. Certaines vedettes font une partie de show en toute connaissance de cause. Ils sont acclamés par le public en folie. Certains autres, presque impassibles, ne récoltent qu’un succès mitigé. Les réputations des uns et des autres précèdent les concerts. On se dit que puisque c’est Untel qui vient, le concert sera forcément bon. S’il est mauvais, on se dira que ce n’était pas mal…c’est tout de même Untel.
Pourtant, celui qui va au concert pour la musique vivante ne s’y trompe pas. La qualité musicale peut venir de tous les types de musiciens. Seul le résultat compte. L’émotion musicale est à son comble lorsqu’un orchestre vous fait vibrer jusqu’au fond de vous-même et cela, ce n’est ni lié au nom du chef, ni à son déhanchement. C’est lié à la fusion entre un homme qui possède sa vision musicale et un orchestre qui y adhère pleinement. Sans ces subtils ingrédients, la musique n’apparaît que superficielle. C’est là toute la magie du concert. C’est de cela que parfois je rêve de réaliser… !