Que nous dit la musique…?

 

« La musique est, de par sa véritable nature, dépourvue de la capacité d’exprimer quoi que ce soit » I. Stravinsky (1935)

 

Cette phrase choc du grand compositeur russe a contribué à donner les arguments nécessaires aux opposants de la musique dite sémantique (qui signifie quelque chose). Ne s’est-on pas trompé de débat ?


 Igor Stravinsky


Comme toujours, dans ce genre de déclaration, les termes doivent être nuancés et replacés dans leur contexte. On risquerait d’en tirer des conclusions erronées et abusives. Il est donc bon de repartir à l’origine de la musique.

 

La musique est l’art de combiner les sons. C’est du moins la définition la plus courante que l’on trouve dans les dictionnaires. Le mot le plus utile d’abord est bien sur le terme « son ». Il est une vibration émise par un objet sonore qui parvient à notre oreille. De fait, un son ne signifie rien en lui-même. Pas plus qu’un son émis par la voix humaine, il n’a de signification immédiate. Il n’est qu’un phénomène physique.

 

Pourtant, l’association des sons de notre langage articulé crée des ensembles sémantiques par référence culturelle. Toutes nos conversations ont pour but d’être compris par le récepteur à qui l’on s’adresse. Tout un système de codes signifiants, tout un réseau de mots de vocabulaire et de grammaire permettent la communication. Partir d’un élément non signifiant pour aboutir à un ensemble qui l’est est bien la caractéristique de notre langage (le mot « chien » ne ressemble pas à l’image réelle de l ‘animal qu’il désigne. Nous l’identifions comme tel par l’apprentissage d’un mot qui possède son histoire, son étymologie, …). Si vous ne possédez pas une langue étrangère (autrement dit, si vous n’en avez pas assimilé les codes), les ensembles de sons que vous percevrez resteront insignifiants à vos oreilles. Cela suppose donc une activité cérébrale d’apprentissage, de mémoire et un stockage de références que notre cerveau utilise sans s’en rendre compte (en tout cas dans le cas de la langue maternelle).


chien = CHIEN


 Beethoven destin 

= DESTIN


 

Plusieurs linguistes dont le fameux Noam Comsky ont cherché les origines du langage et se sont aperçus que, non seulement un son, mais aussi une intensité et une inflexion « mélodique » (par exemple la voix monte pour exprimer une question au moment du point d’interrogation), constituent la base de notre langage avant même le mot. Observez les bambins expérimenter leur organe vocal qui est expressif (sémantiquement) avant même l’acquisition des premiers mots. La première démarche sonore de l’homme s’apparente très rapidement à une « musique » primitive (pas de l’art !). Les études sur les comptines enfantines sont d’ailleurs très proche des inflexions naturelles de la voix.


Noam Chomsky
 
Noam Chomsky


Certains linguistes audacieux prétendent même que la musique précède le langage dans la volonté humaine de transmettre un message. Pourtant, force est de constater que la musique n’est pas un langage articulé car ses organisations internes de sons et de phrases ne sont pas directement reliées à un sens précis. Faut-il en tirer la conclusion qu’elle n’exprime rien ou qu’au contraire elle est universelle ? Nous devons tâcher de garder l’esprit clair et objectif. Les compositeurs de toutes les époques se sont trouvés face au dilemme suivant : confier à la musique un simple accompagnement à un texte articulé ou s’en libérer pour l’
exprimer et le commenter. Chaque époque a donc développé un système de rhétorique musicale plus ou moins efficace (voir par exemple la rhétorique baroque). Les philosophes en ont déduit qu’à défaut d’un sens précis, la musique véhiculait la quintessence du langage, les archétypes de nos émotions et sentiments. Les musiciens, à leur tour, investis d’une telle mission on développé une musique représentant le monde, le destin collectif et individuel. N’est-ce pas là une forme de langage expressif ?

 

Nous conviendrons tous qu’une grande part de la musique est expressive lorsque nous en avons décodé les formes. J’ai bien dit expressive, pas sémantique au mot à mot. Dans ce cas la musique pourrait se substituer au langage articulé, ce qui n’est absolument pas le cas. Il ne s’agit pas de faire de la musique une alternative au langage. Vous ne pourriez jamais, dans l’état actuel de la musique, vous passer du langage articulé. Pourtant, elle véhicule des émotions et donc exprime.

 

Une idée très répandue aussi consiste à proclamer que la musique est un langage universel. Ce n’est pas vrai du tout. Le monde du son est universel, mais la musique, comme la langue articulée doit d’abord être assimilée culturellement pour être ressentie pour ce qu’elle est vraiment. Si vous ne possédez pas un minimum de culture orientale, la musique chinoise vous sera étrangère dans son expression. Je ne dis pas que vous ne pourrez pas l’apprécier. C’est une autre histoire. On peut être sensible à la beauté de la langue russe sans la connaître, uniquement de manière phonétique et sonore. La comprendre, c’est entrer dans ses structures et sa culture, apprendre son mode de pensée et développer la connaissance de son vocabulaire..

 

C’est assez semblable pour la musique. On peut aimer instinctivement une oeuvre musicale étrangère sans en connaître le propos exact. Nous connaissons cependant bien la culture occidentale, nous y vivons, mais sommes-nous capables de comprendre les subtilités de la musique chinoise ? Moi pas en tous cas ! Je peux cependant y être sensible, mais si je veux la comprendre, il me faudra me familiariser avec sa manière de fonctionner.

 

Nous le voyons, la musique fonctionne comme un langage qui possède sa grammaire, son mode de pensée, son vocabulaire et sa culture. Pourtant, elle n’est pas un langage au sens traditionnel du mot. Elle lui est à première vue inférieure car n’a pas les mots signifiants de la langue. En revanche, elle est plus intense dans la répercussion qu’elle a sur les archétypes enfouis tout au fond de nous. Elle parvient à ramener à notre conscience des éléments dissimulés parfois depuis longtemps dans notre inconscient. Pas étonnant que des médecins et psychologues sérieux s’intéressent à la musicothérapie (je ne vous parle pas des relaxations de bas étage qui discréditent la discipline) !

 

Pour conclure, je retiendrai du propos de Stravinsky que la musique, pas plus que le langage n’a les moyens d’exprimer quoi que ce soit sans une organisation rigoureuse. En revanche, elle est capable, par référence à des données culturelles et structurelles assimilées, de véhiculer plus que le langage, l’essence de l’émotion. Pas surprenant dès lors qu’elle fascine tant… !


Stravinsky Poétique

2 commentaires sur “Que nous dit la musique…?

  1. Merci, cher Stéphane, pour ce commentaire qui illustre bien par des exemples vécus que la musique a beaucoup à nous transmettre dans le domaine de la vie et des émotions. Louis Langrée m’avait également fait ce genre de réflexion dans la préparation des « Dessous des Quartes » que j’ai faits avec lui.

    Lorsque nous parlons et communiquons avec le langage articulé, nous maitrisons (du moins nous le tentons) une technique dont le seul but est l’expression de notre message. C’est la même chose pour la musique. Si je me limite à créer des phrases purement techniques, je passe à côté de l’essentiel, la communication.

    Je ne prétends pas que nous ne pouvons pas aimer spontanément les musiques d’autres cultures que la nôtre, je veux simplement signaler qu’une véritable compréhension du message doit passer par une « intégration » minimale de la culture en question.

    Cependant, nous sommes tous tout à fait capables de l’assimiler. Il suffit, par exemple, d’observer le nombre d’excellents musiciens asiatiques qui pratiquent, souvent mieux que nous, le répertoire occidental.

    Oui, la musique est universelle, mais oui et encore oui, nous devons aller vers elle pour écouter et sentir ce qu’elle a à nous dire.

  2. Cher Jean-Marc,

    Une petite réflexion que je me suis faite à l’exposition Louise Bourgeois à Paris et que j’aimerais partager ici. L’artiste franco-américaine, plus que tout autre sculpteur, transfert ses souffrances et traumatismes sur ses créations, elle se débarrasse de ses émotions négatives en les renfermant dans sa sculpture. Est-ce la raison pour laquelle son œuvre dégage une telle puissance, contient une telle violence. Toujours est-il que la démarche me semble comparable à celle que tu décris et que je ressens en musique : l’œuvre devient le véhicule, l’essence de l’émotion. Avec le temps, je finis par croire que c’est l’unique expérience qui importe dans notre rapport à l’art. Savoir si Louise Bourgeois est minimaliste, surréaliste ou conceptuelle, on s’en fiche !

    Pour la musique (quitte à passer pour un iconoclaste), c’est pareil. Il y a quelques années, Thierry Escaich et Guillaume Connesson m’ont déclaré que le langage d’une pièce musicale n’a aucune espèce d’importance. Qu’un compositeur utilise le sérialisme, les harmonies classiques, les cellules minimalistes, l’orchestration romantique, toutes ces choses ne sont que de la « cuisine interne », autrement dit des procédés qui structurent un langage mais qui ne font pas l’essence de la musique pour autant. L’important est ailleurs : dans ce que l’on a à dire, non dans les moyens de le dire… Louis Langrée m’avait dit une chose similaire à propos de Mozart. Wolfgang ne se pose pas la question de savoir s’il va faire une sixte napolitaine pour le plaisir d’utiliser un procédé un peu inédit, il utilise cette sixte dans le seul but de créer un effet voulu par l’émotion du moment.

    Cette distinction permet de comprendre un peu mieux pourquoi des milliers de compositeurs écrivent chaque jour une musique qui n’a rien à dire parce qu’elle se limite à l’application de règles techniques alors que d’autres produisent des chefs-d’œuvre.

    Pour en revenir à une autre idée, je pense que l’on peut effectivement aimer d’instinct une composition d’une culture étrangère, sans pour autant en comprendre les subtilités, le langage, les codes de construction. Il y a en nous une fibre universaliste qui nous permet de passer outre la seule connaissance intellectuelle car, au-delà du langage, chaque musique exprime l’essence même de la vie. Et, comme on le sait, celle-ci n’a pas de frontière.

    Amicalement,
    St.

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