Le moins que l’on puisse dire, c’est que la discographie de Don Carlo de Verdi est abondante et variée. Que ce soit en français ou en italien, tous les grands chefs et toutes les vedettes du chant se sont un jour penchés sur cet opéra atypique. Longue et éprouvante, l’œuvre ne laisse pas beaucoup de temps morts. Elle demande, de plus, vu le nombre de personnages de premier plan, une distribution assortie et impeccable pour au moins six solistes d’exception.
Architecturée de manière géniale, la beauté des voix ne suffit pas. Il est primordial de faire sentir aux auditeurs, et aux spectateurs, dans le cadre du CD ou du DVD, la grande structure de l’œuvre et sa forte tendance à se resserrer durant son parcours mortifère.
On a parfois accusé le chef d’œuvre de manquer d’action et c’est vrai qu’elle n’est pas conçue de manière traditionnelle. A l’exception du célèbre autodafé qui termine le deuxième acte (dans la version en cinq actes que je prends comme référence) et du prologue à Fontaineblau, il n’y a pas de grande scène d’action. Tout se passe dans le discours et la réflexion. Pourtant, cette caractéristique originale représente l’essence de Don Carlo. Si le mouvement est intérieur et psychologique, il faut néanmoins le faire ressentir par des tensions fortes et des retombées méditatives.
Verdi a attribué à chaque personnage une musique qui convient à sa psychologie (voir l’article d’hier). Loin de considérer un mélange incompatible de genres musicaux, ce procédé, même appliqué à une vaste distribution, garde sa cohérence. On pourrait presque reconnaître les personnages par la couleur orchestrale, l’harmonie, la rythmique ou la ligne mélodique. Pourtant, il ne faut pas, comme de nombreux musicologues l’ont suggéré, affirmer la parenté de style avec le leitmotiv wagnérien. Si les protagonistes possèdent leurs propres thèmes musicaux et peuvent interférer entre eux, l’ombre de Bayreuth ne traverse pas Don Carlo. Seule exception peut-être, le grand monologue de Philippe II au début de l’acte IV, mais la musique n’aurait pas pu être de Wagner !. Verdi reste fidèle à lui-même, dans son style, dans sa psychologie et dans son message.
Loin de moi l’idée de vous présenter une discographie riche, complexe et exhaustive (vous pourrez la trouver dans la récente réédition mise à jour de l’Avant Scène Opéra consacré à Don Carlo(s)). Je voudrais mettre en avant la version que j’aime par-dessus tout. Et là non plus, je ne suis pas original puisque cette version semble faire l’unanimité chez les critiques et dans le public des mélomanes. Il s’agit de la version Solti de 1965 publiée chez DECCA (421114-2).
Distribution de rêve : Philippe II : Nicolai Ghiaurov, Don Carlo : Carlo Bergonzi, Rodrigue : Dietrich Fischer Dieskau, le Grand Inquisiteur : Martii Talvela, Elisabeth : Renata Tebaldi et la Princesse Eboli : Grace Bumbry ! Le tout est assorti des chœurs et de l’orchestre de Covent Garden dirigés par Georg Solti.
Âgé de 52 ans, Solti, à cette époque, termine son légendaire enregistrement du Ring de Wagner. Pourtant, si ce n’est la légère emphase de Philippe II (tout à fait appropriée d’ailleurs), rien ne transparaît de la grande aventure wagnérienne. Son orchestre est clair et net. Ses ambiances varient d’un acte à l’autre, rendant justice à la variété sonore que Verdi a intégré à son œuvre. Chaque détail de l’orchestration est perceptible, chaque nuance dynamique est respectée à la lettre. Solti est capable de faire passer son orchestre de la grandeur terrifiante de l’autodafé à la légèreté du jardin espagnol en passant par les épanchements amoureux de Carlo.
Mais un orchestre n’est pas tout ! Les personnages doivent aussi répondre au chef dans un travail d’humilité face à leur ego. On connaît trop la propension des chanteurs à se mettre en valeur au détriment de l’équilibre. C’est d’autant plus dangereux qu’ici, ils sont nombreux…et parmi les plus grands. Rien de tout cela ne se passe. Tous semblent avoir trouvé cet équilibre sacré indispensable à la réussite du projet.
Le Carlo de Bergonzi, avec sa diction parfaite, illustre avec vérité l’adolescent fragile. Tebaldi campe une Elisabeth dont la richesse du medium écarte les quelques approximations de l’aigu (elle n’a jamais joué ce rôle à la scène). Son phrasé est exceptionnel et s
es nuances d’une bouleversante vérité. Eboli de Bumbry se joue d’une tessiture hachée et difficile. Son aisance est stupéfiante tant dans la chanson du voile, légère et souple, que dans son face à face avec la reine, tragique et sombre. Ghiaurov en Philippe II se fait à la fois autoritaire et intérieur. Certains lui reprochent un manque de maturité et d’autorité qui me semble être un choix dans l’interprétation plus qu’un défaut. Philippe est aussi, ne l’oublions pas, un homme en danger ! Quant à Talvela dans le Grand Inquisiteur, la beauté de sa voix (un peu lointaine dans l’enregistrement) détonne sans doute avec l’horreur du propos. Reste le Posa de Fischer Dieskau. Il fait déjà, à 40 ans office de vétéran dans ce rôle puisqu’il le pratique depuis plus de vingt ans au moment de l’enregistrement. Il est donc tout à fait mûr pour assurer toutes les finesses de Rodrigue, tant dans ses aspects amicaux que ses rébellions face au roi. Cette version parue depuis 43 ans n’a jamais pris une ride et n’est d’ailleurs jamais sortie du catalogue DECCA. La prise de son est légendaire et remarquable (si ce n’est la réserve soulignée pour le Grand Inquisiteur). Elle me semble aujourd’hui encore incontournable pour la version italienne complète en cinq actes.
Un DVD, pour les amateurs de documents vidéo, à la distribution, exceptionnelle est édité chez DGG. Placido Domingo à la grande époque dans le rôle de Carlo, Mirella Freni en Elisabeth, encore Grace Bumbry dans une Eboli qui lui est familière ainsi que Ghiaurov vieillissant mais impressionnant en Philippe II, le très beau Rodrigue de Louis Quilico ainsi que le stupéfiant Ferruccio Furlanetto en Grand Inquisiteur. Les chœurs et l’orchestre de Metropolitan Opéra de New York sont placés sous la direction claire et sans concession de James Levine. La mise en scène est tout à fait classique, jouant plus sur la lumière que sur la variété et la luxuriance des décors.
Et pour terminer, ce document audio assorti de quelques photographies « souvenir » du grand Nicolai Ghiaurov dans ce superbe air de Philippe II…Bonne écoute !
J’aime aussi cette version… mais avec plus de réserves que vous… Certes, l’orchestre est stupéfiant, Ghiaurov, Bumbry, Talvela et Fiescher-Dieskau au sommet… mais Renata Tebaldi est vraiment à la limite… et Bergonzi a un timbre magnifique mais les aigus sont vraiment arrachés… et assez laids…
Pour le couple, je préfère Vickers et Brouwenstein dans le live de Giulini…