La sensibilité galante

 

J’étais à Charleroi mercredi pour parler du passage étrange entre la musique baroque et le classicisme. Cette période, un peu négligée de l’histoire de la musique, contient les germes de ce qui fera le romantisme, témoignage d’une focalisation de l’individu sur sa personne et sa condition. Il est difficile, en effet, de comprendre les mécanismes psychologiques de Beethoven et les répercussions qu’ils ont sur la forme et les moyens musicaux sans tenir compte des recherches de ces compositeurs mal aimés ou moins écoutés.

 

On a depuis longtemps cessé de comparer la musique des fils de Bach avec celle de leur illustre père. Dans le deuxième quart du XVIIIème siècle, les attentes concernant le rôle de la musique changent. L’opéra a déjà plus d’un siècle d’existence et un réseau de théâtres s’est formé à travers toute l’Europe pour attirer une nouvelle clientèle, payante et donc exigeante.

 

Le modèle que donnent les castrats et les premières divas déclenchent un culte de la personnalité. Celle-ci est virtuose avant tout. L’éblouissement provoqué par cette agilité vocale se répercute aussi sur la virtuosité instrumentale. Des concerts sont organisés, des violonistes et bientôt des pianistes vont rivaliser d’astuces musicales pour rendre leur art attrayant au plus grand nombre. L’une des conséquences de cette nouveauté est la désuétude dans laquelle tombe la musique dite baroque savante. Il faut désormais une musique plus facile à écouter, plus flatteuse pour les musiciens et…le public.

 

Les canons (c’est le cas de le dire) que Jean-Sébastien Bach cultivera encore jusqu’à sa mort en 1750 semblent ne plus correspondre aux goûts du jour. Même s’il pouvait démontrer son aisance dans la nouvelle musique (sonate en trio de l’Offrande musicale, par exemple), le grand Bach n’était désormais connu que par la légende vivante d’un organiste aux capacités illimitées. Ses fils, qu’il avait formés à l’écriture à l’ancienne, allaient être les acteurs du nouveau style que nous nommons aujourd’hui « galant » pour ses qualités mélodiques.


 

CPE Bach
 CPE Bach


 

Le plus connu, Carl Philip Emmanuel, avait bien compris les nouvelles tendances et déjà, il préconisait non seulement une virtuosité adaptée au clavecin et aux premiers piano forte, mais aussi la communication aux auditeurs d’émotions variées et fortes. Le style a fait ses preuves et la sensiblerie qu’on lui attribue trop souvent traduit mal le mot allemand « Empfindsamkeit » qu’il aimait utiliser. Ce sont déjà les prémices du style « Sturm un Drang » (tempête et tourment) que Joseph Haydn affectionnera qui se développent dans ses sonates pour clavier.

 

Pourtant, pour nos oreilles modernes, les innovations semblent mineures. Le problème réside dans notre position temporelle qui nous interdit, connaissant les tourments romantiques démesurés, de saisir toute l’ampleur de ces changements d’expression qui devaient, à l’époque, sonner comme très modernes. Nous devons donc revoir notre écoute et l’adapter au contexte de l’époque. Ne prenons qu’un exemple, celui du mouvement lent de la sonate pour clavier dite « Württemberg » n°1 en la mineur W. 49/1 composée à Berlin entre 1742 et 1744.


 

CPE Bach Andante 1


CPE Bach Andante 2


 

Un examen trop rapide de la partition n’y verrait qu’une pièce banale, assez facile grand intérêt. Le mouvement est en la majeur ton relatif de la tonalité générique de la sonate entière, placée sous le signe de la gravité. On pense dès lors que le tempo andante et le choix de la dite tonalité propose une éclaircie. Ce serait trop simple. Sous une apparence de mélodie accompagnée, la pièce propose un thème typique des sentiments « galants ». Une belle forme, mais pensive, un sentiment de clarté, mais une mélancolie toute intérieure. En témoigne les accidents, modulations et
changements de tempi et de rythmes qui, à tous les instants, viennent rompre la continuité musicale et le temps désormais incertain.

 

Si l’œuvre est encore destinée au clavecin, elle laisse entrevoir dans son phrasé les nuances de dynamique que le piano forte peut désormais réaliser. Le relief en est augmenté considérablement. La sonate laisse sonner discrètement toute son incertitude en alternant chant, récitatif, en bousculant gentiment notre oreille. Pourtant, elle garde encore les traces du passé récent. La main gauche semble peu libérée de la basse continue baroque et le chant est cantonné à la voix supérieure. Tous les accidents qui font de cette musique une perle d’émotion proviennent de la voix intérieure et de ses dissonances (chromatisme), de l’harmonie qui se veut imprévisible et des cassures rythmiques qui altèrent le temps. Il fallait que Carl Philipp Emmanuel maîtrise à la fois le contrepoint de son père et la science des accords du traité d’harmonie de Rameau pour allier les deux de manière subtile.


 

 01. Angelica Kaufmann, Composition (1780)

Angelica Kauffmann, Composition (1780)

A l’image de cette peinture d’Angelica Kauffmann (1741-1807), dont l’art galant, un peu mièvre à nos yeux modernes, veut laisser deviner chez la belle jeune fille une âme songeuse en proie aux doutes et à la mélancolie, les artistes s’interrogent sur la personnalité humaine. Ce faisant, ils abandonnent la suprématie divine et la notion que l’homme ne peut se situer qu’en fonction de son rapport avec Dieu au profit d’une introspection. C’est aussi la prise de conscience des tourments existentiels de l’âme qui donneront d’abord la littérature Sturm un Drang (il nous faut mesurer à sa juste valeur un roman comme les Souffrances du jeune Werther de Goethe qui, en fin de compte, exploite la même gamme des sentiments), puis le romantisme accompli. En musique, Haydn et Mozart exploiteront, chacun à sa manière, ce nouveau chemin qui mène en droite ligne aux tempêtes de beethoveniennes.