Héroïsme de la variation

Le phénomène de la répétition fait partie de nos apprentissages les plus anciens. Observez un bébé qui joue à laisser tomber son jouet pour qu’on le lui rende bientôt et vous comprendrez que présence et disparition procèdent chez lui comme une expérience du temps binaire. Cette alternance entre un antécédent (l’objet est là) et un conséquent (l’objet est parti) symbolise non seulement cet apprentissage du temps, mais aussi une expérience de la présence et de l’absence. En conséquence, la présence est perçue comme bienfaisante, l’absence comme douloureuse. En observant ces faits, Freud constatait que l’enfant s’exerçait sur des objets « non investis » (qui ont peu d’influence affective), mais que cela lui permettait aussi d’apprendre à gérer la présence/absence d’objets « investis » (la maman, par exemple). 

Ainsi, dès notre plus jeune âge, nous nous habituons à la périodicité de la vie, à cette gestion du temps particulière. Quand on y pense un peu plus fort, on constate vite que notre vie est peuplée des cette alternance (et ce à tous les niveaux de notre existence). Mais il est également important de constater que les choses ne se répètent jamais à l’identique. Chaque retour de la même action est teinté différemment tout simplement parce que l’environnement est toujours changeant … et que le temps passe, tout simplement. On doit alors parler plus volontiers d’un phénomène de variation, notre vision du temps se présentant alors non pas comme une boucle purement cyclique, mais comme une spirale ouverte sur l’avenir.


 

Spirale_du_temps

La spirale du temps


La musique fait un usage particulièrement intensif de cette perception du temps et de la variation. Celle-ci est une sorte de répétition créative qui dépasse, et de loin sa reproduction à l’identique. Il n’est pas surprenant de trouver ce principe à toutes les étapes de la pratique musicale tant au niveau des individus que de l’histoire de la musique des hommes du monde entier. Pour en rester à des considérations occidentales, il suffit d’observer dans le patrimoine folklorique la présence très fréquente des variations sur un thème (la forme strophique peut, dans une certaine mesure s’y assimiler car elle n’est jamais reproduction totalement à l’identique). De même constatons que dans les œuvres les plus répétitives, comme celles de Steve Reich par exemple, de faibles variations interviennent régulièrement qui provoquent une transformation du matériau. On pourrait prendre de nombreux autres exemples, tous parlant. 

Cependant, ce qui m’intéresse aujourd’hui relève de la forme musicale qui en découle directement et de la psychologie du thème varié chez Beethoven. Les compositeurs et musiciens d’autrefois étaient rompus à l’improvisation sur un thème donné. C’était d’ailleurs un passe-temps courant que de voir s’affronter en des joutes amicales (ou non !) des musiciens de grande renommée. On leur donnait un thème musical de départ et chacun à son tour y allait de son improvisation. Forcément, une des techniques de réalisation fréquente était la variation et on sait que nombre d’œuvres nées dans ce contexte furent revues plus tard par les maîtres pour les améliorer en vue d’une publication ou d’une nouvelle exécution. On connaît les nombreuses variations de Mozart, de Haydn ou de Beethoven. Cependant on peut distinguer, dans des œuvres de plus grande ampleur, un propos plus subtil et plus philosophique. Vous avez bien compris que je pense aux variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, aux « Diabelli » de Beethoven ou encore au final de la Quatrième symphonie de Brahms (j’en passe, il y en a beaucoup).


 

James Pradier, Prométhée (1827) Louvre

J. Pradier, Prométhée (1827) Musée du Louvre


 

Mais je pense que les Quinze Variations et fugue sur un thème du ballet « Les Créatures de Prométhée » en mi bémol majeur opus 35, dites « Variations Eroica » de Beethoven annoncent directement les « Diabelli ». Composées en 1802, elles parurent l’année suivante chez Breitkopf avec une dédicace au comte von Lichnowsky. Elles reprennent le thème du final du ballet Prométhée qui sera aussi utilisé dans le final de la Troisième symphonie. Le surnom « Eroica » datant de l’époque de Beethoven n’est donc arbitraire, la symphonie du même nom n’étant achevée qu’en 1804. Arbitraire, sans doute, mais pas sans fondement.


 

BTV Eroica Intro
 


 

L’œuvre est animée par un souffle extraordinaire. Sa tonalité unique de mi bémol majeur (celle attribuée par la rhétorique traditionnelle à la force morale humaine, donc à une forme d’héroïsme) renforce cette unité et ce sentiment de continuité dans la transformation. Une longue introduction prépare l’entrée du thème de Prométhée. Elle permet une véritable dramaturgie originelle avant que Prométhée intervienne avec sont thème enjoué et gai, plein d’esprit. Chacune des variations va lui faire subir une métamorphose significative soit rythmiquement, soit psychologiquement. Passant de l’exubérance transcendantale à l’affliction la plus sincère. Chaque fois, la formulation thématique varie et provoque ce sentiment de temps en spirale. Chaque expérience de la variation étant une étape de la vie, de la conquête de l’homme face à son destin.


 

BTV Eroica Thème
 


La quinzième et sublime variation a transformé le thème pour n’en garder que son essence dans un largo particulièrement émouvant annonçant clairement les « Diabelli ». Longue méditation qui parvient à dissoudre le temps pour nous faire accéder à l’essence du mythe prométhéen, elle pourrait représenter une illustration remarquable des théories de Schopenhauer ou encore de Freud qui considère que notre inconscient (siège des valeurs universelles de l’homme) n’est pas sujet au temps comme notre conscience. La musique de Beethoven se fait alors aboutissement suprême de la pensée et des sensations archétypales. Dans un style qui sera le lot des dernières sonates et quatuors à cordes, cette échappée vers des lointains pays débouche sur une fugue extraordinaire, restitution du temps transformé dans une joie sans bornes.


 

BTV Eroica Variation XV
 


Parcours indéniablement initiatique, ces variations dont l’exécution approche les vingt minutes, représentent un des aboutissements de la pensée beethovenienne en matière d’assimilation du mythe grec de Prométhée dont la principale qualité est … l’héroïsme. Mais au-delà de cela, sous les doigts de Beethoven lui-même, elles devaient représenter l’assimilation de l’homme à son héros et à son idéal humain. Lui qui, en perdant son audition, se voyait rongé tel Prométhée, devait lutter dans la répétition-variation de ce parcours inouï contre son ingrat destin pour aboutir à la lumière ultime. Une belle illustration du temps de la vie… !


 

BTV Eroica Fugue finale
 


 

Ecoutez cette magnifique interprétation d’Emil Gilels, d’une rare perfection technique et expressive et vous suivrez peut-être, comme Beethoven, le don de Prométhée, celui du feu, de la connaissance et de l’émotion.


Beethoven par Gilels