Retour à la Sonate pour violon et piano de César Franck (1822-1890) qui sera jouée ce soir au concert de l’U3A par Arielle Lafontaine et Jean-Philippe Koch (voir article : http://jmomusique.skynetblogs.be/post/6785481/vinteuil-a-lu3a- ).
« Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau ! … D’abord, le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. » (M. Proust, A la recherche du temps perdu, tome 1, Gallimard, 1987.
Christian Ferras et Pierre Barbizet, Quatrième mouvement
La fameuse sonate de Vinteuil dont Proust fait grand cas tout au long de son ouvrage serait donc influencée par la sonate en la majeur de Franck datant de 1886 (ainsi que par Saint-Saëns, Fauré et le Parsifal de Wagner). Elle représente donc son idéal esthétique et, dans la lignée des philosophes du XIXème siècle, procure une résonance profonde qui permet une meilleure conscience de soi-même. Le superbe canon qui ouvre le final de la sonate de Franck distille, en effet, cette part inexplicable de joie et de bonheur qui nous enrichit.
Mais ce final est le résultat d’un parcours initiatique qui occupe les trois mouvements initiaux et qui, d’ailleurs, n’est pas terminé au moment où retentit ce superbe canon/refrain qui irradiera une grande part du mouvement. Reprenons les choses par leur début.
Franck nous a laissé peu de musique de chambre et outre quelques pièces de jeunesse, plus faibles, ce sont surtout les trois œuvres tardives qui figurent au panthéon de sa production. Il semblerait que sous l’impulsion de l’énergie de l’âge mûr, Franck soit parvenu à transcender un art qui serait resté dans l’anonymat d’une maîtrise parfaite mais assez académique. Personnage modeste et généreux, Franck, que ses élèves appelaient avec une affection teintée de respect le « Pater seraphicus » fut longtemps cantonné à un rôle de grand organiste. C’est oublier que, d’origine liégeoise, il avait subi la double influence française et germanique. Son écriture abondamment chromatique et tortueuse devait beaucoup au romantisme allemand. Sa couleur instrumentale témoigne de l’usage qu’il pouvait faire, à la fin de sa vie, des trouvailles de Liszt (dont on dit qu’il pouvait être un rival dans son art pianistique) et de Wagner. Mais Franck, dans sa participation active à la vie musicale contemporaine française devait devenir un acteur essentiel du renouveau de la musique de l’Hexagone. Sa symphonie témoigne, par ailleurs, de cette remarquable synthèse stylistique et instrumentale.
L’une des forces indéniables de la technique franckiste réside dans sa capacité à donner vie et à faire évoluer un thème de départ. Son travail sans relâche sur le contrepoint et la fugue dans l’œuvre de Bach, l’avait rendu expert dans l’usage de la polyphonie et des techniques imitatives. Le canon cité plus haut en témoigne à lui seul. Mais l’apport essentiel se situe plus au niveau de l’écriture cyclique dont il est véritablement l’artisan avec Vincent d’Indy. L’idée d’organiser une forme musicale comme un organisme vivant n’est pas de nos deux artistes. Elle semblerait même provenir de la fin du XVIIIème siècle, au moment ou Goethe (décidément, encore lui !) publie ses travaux sur la « Métamorphose des végétaux ». On ne sait pas encore, à ce moment là l’impact des études du poète allemand sur l’art musical. Ce qu’il observe, c’est qu’à partir d’une semence originelle, l’organisme végétal se transforme au cours de son existence. Mais il garde toujours son identité première. Le parallèle s’opère
très rapidement avec l’existence humaine et, aujourd’hui, nous sommes familiarisés avec l’idée de la « carte d’identité génétique » que nous conservons toute notre existence malgré les transformations de notre être au cours du temps.
La musique cyclique reprend cette idée. Elle part d’une semence qui prend la forme d’une petite cellule musicale comme celle qui débute la sonate. Tout le premier mouvement (Allegretto ben moderato) est basé sur celle-ci qui se répète et se transforme comme si elle était en gestation. Elle se construit progressivement en une longue phrase qui s’étire sur de calmes accords du piano.
Thème cyclique
Mais comme l’existence est faite de rebondissements et drames imprévus, le piano développe bientôt une seconde idée frappée du sceau du destin. Plus véhémente, plus tragique, elle s’étire pour être rejointe par notre thème cyclique qui s’inclut alors dans son propos. C’est, en quelque, sorte la naissance toute romantique de la tragédie humaine qu’illustre ce premier mouvement.
Le deuxième mouvement (Allegro) repose sur une ambiance proche à la fois du Quintette et du Prélude, Choral et Fugue. Animé d’une passion palpitante, à la fois agitée et tragique, il déploie sa virtuosité dans la tonalité mortifère de ré mineur. Il semble suffoquer dans l’élan chromatique de ses phrases et de sa rythmique. Mais voilà le thème cyclique du premier mouvement qui revient et qui ouvre la voie à un chant beaucoup plus lyrique sur des triolets du piano. Le calme à peine retrouvé est aussitôt balayé par le retour de la véhémence initiale. Comme dans un instinct de vie, les musiciens veulent résister à cette musique dévastatrice qui ne trouvera de repos qu’à la double barre finale. Image de la vie, de l’existence, de la lutte contre je ne sais quel destin, ce mouvement nous laisse comme ahuris, choqués et profondément bouleversés. C’est comme si notre vie venait de défiler dans son combat existentiel journalier.
Le troisième mouvement (Ben moderato) représente sans doute de la conception la plus hardie de Franck. Il abandonne toute conception formelle usuelle au profit d’un langage de l’instant, du présent. Indiqué Recitativo-Fantasia, il alterne des interventions du piano solo et du violon. Ce dernier, laissé seul élabore un récitatif qui ressemble à une prière douloureuse. On sent bien le rôle du thème cyclique même s’il n’est pas, pour l’instant, cité en toutes notes.
Lorsque les deux instruments se rejoignent, c’est pour énoncer, dans le registre medium du violon (celui qui ressemble le plus à la voix humaine) une longue plainte émouvante. La prière s’amplifie, se fait chant lyrique et touche à une ferveur pas encore entrevue dans la sonate. C’est un grand thème tragique qui semble contenir l’archétype de la douleur (il sera repris dans le final). Il permet le retour de notre thème cyclique qui, dans une nouvelle rythmique, se joint à cette grande prière. La conclusion revient au calme de la plainte dans une brève section Molto lento e mesto (Très lent et triste).
Et nous revoici au Final (Allegretto poco mosso) qui joue avec le canon des « retrouvailles » qu’illustre bien la digression de Marcel Proust. Après quelques alternances entre ce refrain (le canon est de fait le refrain du rondo final), c’est le retour du thème cyclique qui, en ce bout de course, reste toujours bien cette identité originelle. Mais le rondo des « retrouvailles », parce qu’il symbolise l’adéquation de l’homme avec son destin enfin assumé, est encore entrecoupé du passage tragique de la prière du troisième mouvement. Comme une incise dans la paix de l’être, il vient nous rappeler notre fragilité et, dans l’esprit de Franck, la prière suppliante teintée de sa Foi religieuse. Tout s’apaise enfin dans le retour du refrain canon et dans la coda brillante qui met fin à ce parcours initiatique hors du commun et tellement émouvant.
Thème cyclique
On discerne, dans cette sonate toute l’humanité du compositeur et, à travers son parcours, la justification de son surnom de « Pater seraphicus ». La musique de Franck nous enrichit et son homogénéité, résultat des procédés cycliques, évoque l’existence même de l’être. C’est sans doute dans cette métaphore de la vie que cette musique trouve toute sa raison d’être.
Dédiée à Eugène Ysaye qui la fera découvrir au monde, elle bénéficie d’une riche discographie et est une pièce maîtresse du répertoire des violonistes. Elle est souvent entendue dans le cadre des concours internationaux et fait figue d’incontournable de la musique de chambre. Alors, dans une telle abondance d’enregistrements, je vous livre ici deux exemples qui me touchent particulièrement. La première est celle que vous venez de regarder en vidéo et que nous propose Christian Ferras et Pierre Barbizet. Loin d’être parfaite (notamment au niveau de la justesse du violon), elle est d’une rare émotion. Jadis éditée chez DGG, il y a belle lurette qu’elle n’est plus disponible et c’est incompréhensible. J’avais pu l’acquérir, couplée avec l’excellente sonate de Lekeu) il y a quelques années en bonus (gratuit !) d’un coffret consacré par la « marque jaune » à la musique de chambre. Peut-être est-il encore disponible en France dans cette présentation…
La seconde version est plus moderne et encore sur le marché. Shlomo Mintz et Yefim Bronfman qui combine de manière classique Franck, Debussy et Ravel. Une version très lyrique et chantante. Quelle sonorité, quelle complicité dans le jeu et quelle finesse dans les nuances. A écouter…absolument.