Héritier ?

 

Comme Schumann, Brahms (1833-1897) écrivit quatre symphonies réparties chronologiquement sur une petite dizaine d’années et regroupées par deux. Il ne se lança pas dès sa jeunesse dans l’écriture de ce genre qui devait encore beaucoup à Beethoven avant d’avoir derrière lui un concerto pour piano, les deux sérénades et les Variations sur un thème de Haydn. Quand il aborda enfin la grande forme symphonique, il avait quarante ans et déjà un passé et une notoriété bien établis.


 Brahms à 40 ans


 

Il faut dire que l’enjeu était de taille et qu’il devait sans doute ressentir le poids de la tradition. Que faire avec une forme que le maître de Bonn avait portée à un si haut niveau ? Certains commentateurs et biographes mettent même la réussite de cette symphonie comme enjeu impliquant toute la carrière du compositeur. Alors, il sera facile de repérer certaines influences de Beethoven dans la première symphonie, mais plus objectivement, il nous faut avouer qu’elle est un véritable tour de force, une totale réussite, totalement brahmsienne, qui renouvelle le langage orchestral au même titre que les symphonies de Bruckner, dans un autre esprit cependant. En ce sens, Brahms et Bruckner sont non seulement les héritiers de Beethoven, mais aussi de Schubert et, dans le cas de brahms seulement, de Schumann.

 

Créée à Karlsruhe le 4 novembre 1876, elle fut jouée à Vienne sous la direction du compositeur et applaudie chaleureusement par le public et les critiques. Parmi eux, le fameux Edouard Hanslick, grand défenseur de Brahms devant l’Eternel, écrivait un article dithyrambique qui allait contribuer à asseoir le compositeur comme le représentant de la musique dite pure. Ce vieux débat, que j’ai déjà évoqué par ailleurs, plaçait Brahms en champion de la musique pure (sans programme) par opposition à la musique teintée de philosophie ou de descriptions extramusicales de Wagner et Bruckner. Le débat ne concernait vraiment que les critiques et il est très difficile de considérer que la musique de Brahms soit dégagée de tout élément existentiel, biographique, philosophique ou spirituel. Certaines œuvres sont d’ailleurs ouvertement liées à un programme (Rhapsodie pour contralto, le Requiem Allemand, …). Alors, à l’écoute des symphonies, et de la première en particulier, il me semble que les thèmes, harmonies, orchestrations et structures de Brahms investissent le temps musical d’une manière si expressive qu’elles n’échappent pas au propos existentiel, même s’il n’est pas mentionné par l’auteur en préface de sa partition.

 

La musique de Brahms possède une couleur toute particulière qu’on peut assimiler à l’automne (c’est de circonstance !). Si souvent l’automne est la saison qui annonce le sombre hiver, il est, pour le compositeur, le temps de la réflexion, de l’apprentissage d’une forme de sagesse. Et comme chaque homme est seul face à son destin, Brahms en mesure toutes les implications à travers sa célèbre maxime fétiche: « Libre mais seul » (Frei Aber Einsam, dont chacune des initiales donne le nom d’une note en allemand: F=Fa, A=La et E=Mi). Ces orientations sonores automnales sont le résultat des doublures d’instruments au sein de l’orchestration dans le souci de créer de subtiles couleurs en mélangeant les timbres, des mélodies et des thèmes en demi-teintes, d’une harmonie jonglant avec les majeurs et les mineurs ainsi que d’un souci cyclique très subtil donnant toute son unité à l’oeuvre. Tout le travail du chef d’orchestre et de l’interprète consiste donc à donner vie à cette écriture que d’aucuns considèrent encore comme trop lourde,  trop pesante et très compacte.

 

Il suffit d’écouter la manière dont certains enregistrements nous montrent l’introduction lente de la première symphonie. Un magma sonore scandé par des timbales violentes. Et c’est vrai qu’on se croit plongé en plein cœur d’un développement de sonate dès les premières notes. Cette surprenante introduction fut ajoutée par le compositeur sur les conseils de Clara Schumann qui trouvait le premier mouvement déséquilibré. C’est vrai que le tragique s’y impose d’emblée, mais il est regrettable que sous l’intention d’un choc expressif, trop d’orchestres oublient que les doublures ne sont pas là seulement pour renforcer le son, mais pour créer de nouvelles sonorités, d’inouïes couleurs automnales. L’austérité expressive n’est pas toujours là où on le croit. Elle peut surgir de la clarté des timbres. Paradoxe encore: les harmonies chromatiques, errantes et ténébreuses gagnent en expression lorsqu’elles sont dosées correctement et pas appuyées systématiquement.


 

Brahms Symphonie 1 a
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Et ce magma sonore semble parfois se prolonger au-delà de l’introduction. Sous prétexte d’un thème tragique encore, le mouvement rapide perd un élan qui est pourtant essentiel à la dynamique brahmsienne, pas toujours lente et pataude bien loin de là. L’énoncé du premier thème, d’un dynamisme volontaire doit nous laisser sentir la conquête, la lutte contre le sombre destin énoncé dès l’introduction. Cette fébrilité de la ligne et des rythmes témoigne aussi d’une forme d’angoisse de l’échec. Il y faut donc insuffler toute cette ambivalence si difficile à trouver. C’est d’ailleurs, ceci dit en passant, exactement ce que Louis Langrée arrive à faire dans Brahms. Il l’allège et multiplie ainsi l’expression tragique de la musique non pas par le poids, mais par la phrase et la couleur.

 

Les parcours harmoniques sont souvent bien complexes chez Brahms et le chromatisme peut parfois faire  penser à Bruckner. Même si on les oppose souvent (et de fait, leur vision du temps et du monde est très différente), les moyens archétypaux mis en œuvre par l’un et l’autre sont parfois identiques. La répétition des motifs ou, au contraire, l’errance et la tragédie qui en découle d’une harmonie sophistiquée ne s’exprime jamais mieux que par des modulations inattendues, des dissonances non résolues et de longues phrases sinueuses. La rhétorique de l’un et l’autre n’a qu’un but : déployer toutes les faces d’une âme en proie aux doutes.

 

Comment, par exemple, ne pas mettre en évidence toutes les couleurs chatoyantes du deuxième mouvement, Andante sostenuto? Et bien justement, le tempo y est très délicat. Mais quelle allure adopter ? Celui du Wanderer chez Schubert? Celui du dynamisme beethovenien? Celui encore du Schumann inquiet ? Aucun de ceux-la, justement, mais celui typique du romantisme de Brahms qui peut se révéler contemplatif dans sa promenade solitaire (je n’ai pas dit « errance » mais « promenade » au sein d’une nature qu’il faut conquérir!). Lumière d’automne dans les volutes des violons, dans la cantilène d’un hautbois sur la base des cordes syncopées, et puis ce solo de violon qui baigne la musique dans cette clarté toute particulière qui respire à la fois la mélancolie et le plaisir de vivre de beaux derniers jours !


 

 Brahms automne


 

Poco allegretto et grazioso, c’est le tempo du troisième mouvement plein de cette poésie elle aussi sereine. Pastorale animée d’une clarinette si chère au compositeur, la rusticité parfois perceptible chez Brahms laisse place ici à un temps gracieux ponctué par les pizzicati des cordes graves. Pas de quoi alourdir, une fois de plus !


 

Brahms Symphonie 1 d
 Début du final


 

Mais le mouvement le plus développé, c’est le grand final. Il est aussi le plus riche dans sa thématique et dans la variété de ses affects. Il débute par une lente introduction sombre aux harmonies rampantes qui frôlent le silence à de nombreuses reprises. Il hésite à se lancer, des pizzicati sourds semblent vouloir accélérer le mouvement et butent sur les harmonies quasi mortuaires. La timbale gronde au loin. Quand les cuivres semblent distiller un choral, c’est comme l’appel de la nature, des cors des Alpes repris par la flûte amènent une vision panthéiste du monde. Les trombones clament doucement un dernier choral funèbre comme pour nous rappeler que la mort nous conduira au cycle éternel de la Nature. Enfin, s’élève le fameux hymne libérateur.


 

Brahms Symphonie 1 e

Hymne du final


 

C’est bien cet hymne qui fait la popularité de l’œuvre. Le grand chef Hans von Bullow qualifia l’œuvre de Dixième symphonie de Beethoven, sans doute au regard de cette mélodie familière. Mais Brahms était loin de vouloir se mesurer à son idole et à la Neuvième qu’il considérait comme le sommet de la musique symphonique. Et d’ailleurs, lorsqu’un auditeur, après une répétition publique, fit remarquer la similitude entre le thème de Brahms et celui de l’Hymne à la joie, Brahms réagit de cette mani&eg
rave;re agacée qu’on lui connaissait dans ce genre de moments : « Oui certainement, et ce qui est encore plus remarquable, c’est que n’importe quel âne entend cela immédiatement ! » Toujours est-il que l’hymne après s’être imposé laisse la place à des épisodes plus dramatiques où la lutte face au destin revient de plus belle. On oscille entre les éclaircies, les cassures rythmiques (typiquement brahmsiennes) et les épisodes tragiques, haletants, suffocants même. Un dernier passage contemplatif et désespéré d’un beauté surnaturelle, puis un choral quasi brucknérien et rédempteur amène la jubilation extraordinaire de la coda qui clôt la symphonie dans la grandeur et la force retrouvée au sein de la Nature.

 

Alors, ici non plus, pas question d’en faire plus que ce que la partition demande. Cette musique gagne à être énoncée clairement et l’hymne ne supporte pas la lenteur qu’on lui donne en général. Il ressemble alors trop à celui de Beethoven. Il est la sève de la vie et le porteur du message d’espoir (vous me direz que chez Beethoven aussi, mais n’est-ce pas là la fonction d’un hymne).


 

Brahms


 

Ainsi, dans une discographie déjà bien fournie, vient de sortir une version qui me semble presque idéale, en rapport sous tous les points avec ce que je viens de vous dire. Décidément, Ivan Fischer (Channel Classics) fait des merveilles avec son Orchestre du Festival de Budapest. J’en vantais déjà les mérites il y a quelques semaines avec la Quatrième symphonie de Mahler, ses concertos de Beethoven avec Richard Goode sont également remarquables, et voici un programme Brahms qui renouvelle complètement la discographie de l’œuvre. Tout y est ! Couleur, émotion, chant, contemplation et rythmique de danse typique d’Europe centrale. Une version à écouter absolument. Le programme du cd est fait pour nous laisser entrevoir l’exploration de Brahms qui aboutit à la première symphonie. Une danse hongroise dans la veine populaire, les Variations sur un thème de Haydn pour montrer l’apprentissage par le truchement de la variation orchestrale et enfin, le chef d’œuvre. Voilà un Brahms que j’aime. Je serais curieux d’avoir l’avis de Louis Langrée sur ce sujet, lui qui, à mon avis, possède une conception un peu similaire de ce grand homme qu’était Johannes Brahms.

3 commentaires sur “Héritier ?

  1. Le disque d’Ivan Fischer est très séduisant avec de magnifiques couleurs orchestrales et bien souvent par la mise en évidence d’éléments négligés par d’autres. Toutes proportions gardées, elle me rappelle la 1ère version d’Haitink avec le Concertgebouw par son caractère chambriste et capiteux. Pour rejoindre Pjtribot, Noseda est tout de même un chef qui enregistre beaucoup pour le label Chandos (Liszt, Smetana, Rachmaninoff, Mahler.) Votre commentaire donne envie d’écouter ses Brahms mais où trouver ces disques?

  2. J’ai reçu ce Cd, je suis pas aussi enthousiaste que toi. C’est très brillant, il y a des idées mais à la réécoute cela sonne trop artificiel. Par contre j’ai reçu les symphonies par Gianandrea Noseda et l’orchestre de Cadaques, c’est, dans optique allégé et rapide, génial. C’est chez Trito (label espagnol). Noseda est un chef d’envergure mais méconnu chez nous.

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