Au cours du vernissage d’une exposition de dessins d’enfants, en 1920, à Paris, Erik Satie présente une musique dite d’ameublement que l’on ne doit pas écouter « de même que l’on ne regarde pas les tableaux qui décorent une pièce ». Une notice insérée dans le programme invite le public à « se promener, parler et boire » pendant l’exécution des morceaux, à ne pas attacher plus d’importance aux ritournelles « qu’au lustre ou aux chaises de la galerie ». Mais contrairement à la volonté de Satie, les spectateurs gagnèrent rapidement leurs places pour écouter le concert.
Erik Satie
En proposant des carrelages phoniques et des tapis sonores, Satie pensait fournir un produit adapté à une société qui devenait celle de la consommation moderne. Harmoniser la musique au décor, c’était pour lui la volonté de répondre au besoin de l’homme d’un simple fond sonore censé combler la peur du vide, du silence des demeures ou en masquer les bruits désagréables. Mais par cette attitude, il posait également un geste de contestation face à la sacralisation de la musique par les concerts et par les prétendues oreilles attentives qui s’offusquent du moindre son parasite dans les salles de concert.
Erik Satie, Tapisserie en fer forgé (musique d’ameublement)
Ce style de musique, parfaitement et volontairement insipide se développe à la même époque aux Etats-Unis avec un général du nom de George Squier qui dépose un brevet sur la diffusion de musique d’ambiance. Il fonde la compagnie Muzak Inc. En 1934 et connaît un succès immédiat. Depuis, le mot Muzak est devenu une antonomase (voilà un joli terme à réutiliser en société ! Il désigne un nom propre ou fabriqué de toutes pièces qui est devenu, avec l’usage, un nom commun). Il est une contraction du mot « Music » et « Kodak » (mot lui aussi fabriqué de toutes pièces longtemps synonyme universel d’appareil photo. Cette nouvelle antonomase, censée se prononcer de la même manière dans toutes les langues est aussi une réussite commerciale exceptionnelle). On l’utilise couramment pour nommer des musiques aseptisées, écrites dans certaines normes d’uniformité qui permettent leur diffusion dans les galeries commerciales, des supermarchés, des stations de métro, des ascenseurs ou encore dans les attentes téléphoniques.
La construction de ces musiques n’envisage pas de dimension artistique mais simplement une efficacité fonctionnelle. Ainsi, elles reposent sur des cycles de quinze minutes au cours desquelles le rythme s’accélère progressivement. Son but, apparemment étudié par certains psychologues, n’a d’autre ambition que de masquer les bruits désagréables, les voix ou les traces d’activités commerciales. Elles sont alors censées augmenter le bien-être des personnes que ce soit sur leur lieu de travail ou dans leurs activités de consommateurs, en bref, augmenter la productivité … ! En conséquence, la muzak a parfois été accusée de manipulations de l’inconscient humain en distillant formules sonores subliminales, par exemple.
Glenn Miller Band, Pennssylvania 6-5000 écrite pour servir de musique d’ambiance à un hôtel américain
Mais il arrive fréquemment que la muzak réutilise des mélodies ou des thèmes du répertoire classique, du jazz ou de la chanson. Dans
ce cas, les fabricants (comment doit-on les nommer ?) jouent la carte de la popularité et de l’air rassurant car déjà connu. Cependant, ils réorchestrent complètement l’air en enlevant tout le pouvoir émotionnel de la musique. Péjorativement, on désigne souvent la muzak par l’expression « musique d’ascenseur » car force est de constater que son objectif de détente et d’apaisement est souvent contrecarré par un agacement conséquent qui nous fait éviter les endroits habités par de telles musiques.
Brian Eno, Music for Airports 1
Le mélomane semble en partie échapper au pouvoir de la muzak car la musique occupe une place dans son existence qui ne correspond pas à ce qu’elle propose. Par contre, elle semble assez efficace pour les gens relativement indifférents à la musique. Dans mon métier, à la Fnac, on a pu refuser la diffusion d’une telle musique sur toute la surface du magasin. En échange, nous pouvons mettre la musique que nous voulons au moment où nous le voulons sur notre département et cela, c’est un plus.
Mais je rencontre bien souvent des clients qui croient que bien accueillir des invités, c’est créer une ambiance sonore agréable et peu envahissante. Ils pensent alors que la musique classique fera l’affaire. Ils viennent donc me demander conseil. Certaines compilations sont prévues pour cela. Elles regroupent des mouvements lents, peu sonores, doucement romantiques et surtout, tirés de leur contexte symphonique ou concertant. Ce faisant, elles sont donc débarrassées d’une bonne part de leur affect. Bien souvent, ces clients ne sont qu’à moitié satisfaits du produit que je leur propose en prenant cependant bien soin de rappeler que toutes ces musiques classiques ont été composées pour être écoutées, pas pour servir d’ornement à une réunion de famille ou à une réception entre amis. Je ne peux alors que les orienter vers les musiques d’ambiance où la muzak, aujourd’hui nommée « Easy listening » est bien présente.
Pour ma part, je ne trouve pas agréable d’être accueilli par une musique insipide. Mon problème avec cela ? Quand il y a de la musique, je ne peux pas m’empêcher de l’écouter, donc d’être absent des conversations, en conséquence, asocial. Mais comme cette musique n’est pas faite pour être écoutée, elle m’agace, une fois passée la curiosité de sa construction. Je crois dur comme fer que la musique est une activité à part entière. C’est pour cela que je parle tant de l’écoute active et que je tente de partager ses émotions avec le plus grand nombre. Pourtant, j’ai non seulement une forme d’admiration, mais aussi de méfiance pour ces fabricants de musiques insipides et pour le génie humain dans les efforts qu’il fait pour agir honnêtement ou non sur la psychologie de ses semblables… !