Catharsis

En lisant, hier, un texte de C.G. Jung sur les archétypes et la faculté de création dont bénéficie l’être humain, je me souvenais que deux facteurs essentiels des arts sont la mimesis et la catharsis, deux termes grecs au destin particulièrement riche en matière d’activité artistique et de sciences humaines. Voici en vrac, quelques réflexions souvent présentes dans ma conception l’homme face à l’art et, en conséquence, dans mes cours et conférences.

Le concept de mimesis est très ancien. Formulé par les philosophes grecs, Platon et Aristote en tête, il est sous-jacent dans les manifestations humaines antérieures. Il est sans doute même la cause de nombreuses activités des hommes de toutes les civilisations et de toutes les époques. Le terme « Mimesis » désigne l’imitation au sens large. Si les premiers théoriciens en ont fait une particularité de l’art littéraire, il faut se souvenir que toutes les manifestations religieuses les plus anciennes (et donc les plus diversifiées) ont fait un usage absolu de la danse, du mime et d’une certaine forme de musique. Il s’agissait d’imiter les sons de la nature dans des cérémonies destinées à conjurer le mauvais sort, à soigner les individus « possédés » ou à demander de l’aide à la Nature dans des entreprises humaines à risque (chasse, voyage, …). De nombreux rites ont ainsi vu le jour. On y imitait sous toutes les formes possibles la nature elle-même en en reproduisant les animaux (sur des parois, par exemple) en créant des grimages sur les corps et les visages, en dansant bruyamment, en imitant le tonnerre, le vent, les chants d’oiseaux, … Bref, une activité rituelle complexe et souvent structurée. Mais il ne s’agissait pas de reproduire à l’identique le monde sonore et visuel que nous offre la Nature (ce qui est tout simplement impossible !). Il allait de soi qu’une symbolique élaborée avec le temps permettait de styliser cette nature. L’imitation prenait donc déjà un tour plus subtil qu’on ne le croit et serait, selon beaucoup d’auteurs, l’une des grandes causes de l’apparition de l’art lui-même. Aristote précise d’ailleurs que l’imitation peut revêtir plusieurs visages et qu’elle peut être approchée de trois manières : l’imitation des choses telles qu’elles sont, l’imitation des choses telles qu’on les dit et, enfin, l’imitation des choses telles qu’elles devraient être (dans La Poétique).

 

Dans le premier cas, le travail de l’homme n’a qu’une fonction artisanale puisqu’il s’agit de reproduire un modèle. Même si c’est plus facile à dire qu’à faire, l’imitation de la nature telle qu’elle est vraiment n’apporte pas d’interprétation, pas de stylisation, pas d’originalité en provenance de l’individu. C’est un peu comme ces artisans qui reproduisent un paysage exactement comme ils l’ont vu dans sa réalité (il y a quelques années, on pouvait facilement retrouver cette servile imitation dans le « calendrier des postes » vendu par les facteurs en fin d’année). Il est évident que cette démarche possède un aspect plus technique qu’artistique que les artistes accomplis dépassent allègrement.

 

Calendrier des postes 1911

 

 

La deuxième démarche de l’imitation précise une approche moins réelle et plus imaginative. La Nature telle qu’on la dit fait bien sûr plus appel la perception humaine collective. Pour la transmettre et faire dire quelque chose de personnel sur le sujet imité, il faut l’interpréter, le styliser, lui rendre une émotion qu’elle n’a pas d’emblée. La démarche se présente donc comme artistique et pourrait se classer un cran au dessus de la simple reproduction. Le génie de l’artiste exprime la Nature avec ses mots, il la recrée en fonction de ses idées, de son temps et de la manière générale dont elle est perçue par ses contemporains. 

 

Nicolas Poussin, Paysage d'Arcadie

 

Nicolas Poussin, Arcadie

 

La dernière démarche est encore plus subtile puisqu’elle se hisse au niveau de la création. Elle transforme l’imitation en une expression profonde de l’individu dans laquelle la conception de la nature elle-même peut revêtir des aspects très différents voir opposés d’un homme à l’autre. Cette expression individuelle recrée la nature elle-même dans un geste existentiel ramassant en lui toute la variété des émotions. Non seulement la démarche est créatrice, mais elle devient profession de foi. L’homme face à la Nature, à son Destin, à Lui-même sont autant de questionnements qui rythment le parcours de l’artiste créateur.

 

Van Gogh, Nuit étoilée, Cyprès et Village

 

 

Van Gogh, Nuit étoilée, cyprès et village

 

Dans cette optique, on comprendra aisément que la Catharsis, cet effet d’expulsion des passions et des affects, soit présente de manière plus ou moins significative en fonction du niveau (ou du pallier) où se place l’imitation. La conséquence n’est pas anodine. Les œuvres les plus bouleversantes sont celles qui interprètent la nature. Ce sont aussi celles qui proviennent d’un travail existentiel intense dans lequel nous nous retrouvons plus ou moins. 

 

Si l’on peut affirmer que la constante de l’art est d’imiter la nature quelle qu’en soit son origine ou son époque, il va sans dire que l’expression des hommes est également le résultat d’une culture au sens large. Chaque période possède ses codes, ses manières, ce que nous nommons de manière un peu vague les style. Ainsi les rôles sociaux, politiques, géographiques, collectifs et individuels des arts sont toujours à replacer dans leur contexte. Et il me semble tout à fait inconscient de prétendre comprendre les arts de civilisations que nous ne connaissons pas. Notre spontanéité a des limites. Car, enfin, l’art est une manifestation qui dépend tellement de l’environnement. Vous pourrez me contredire en affirmant que les archétypes humains sont les mêmes partout et qu’il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas les partager. Vous aurez raison, mais vous conviendrez avec moi que si vous ne connaissez rien de la culture hindoue, vous aurez de la peine à saisir l’ampleur émotionnelle d’un raga. Vous l’apprécierez pour ce qu’il véhicule d’universalité, c’est-à-dire une approche temporelle, pour ce qu’il a de séduisant, pour ses couleurs sonores, … mais vous le sentirez non pas en fonction des raisons profondes qui ont motivé son discours, seulement par rapport à ce que nous connaissons. Etudiez alors l’histoire de la musique hindoue, comprenez comment fonctionne un raga, assimilez les formules rhétoriques les plus courantes et vous découvrirez un monde que vous ne soupçonniez pas. Nous, occidentaux, avons eu trop l’habitude de considérer notre culture comme universelle. Il n’en est rien. Chaque civilisation, quelle qu’elle soit, possède ses principes de mimésis, ses moyens de catharsis, bref, son langage et son identité. S’ouvrir à elles, sans a priori et jugements hâtifs, est la démarche la plus riche que nous puissions adopter, tant pour le respect des peuples que pour notre propre enrichissement.

 

Il en va ainsi de tous les arts comme des langues et de la culture au sens large. On comprendra que si le concept de la mimésis est effectivement simple et universel, ses réalisations le sont moins et demandent avant tout de la modestie, ce que l’homme d’aujourd’hui possède de moins en moins. Il en résulte une incompréhension profonde entre les peuples et une intolérance inadmissible. Le monde matérialiste et égocentrique dans lequel nous vivons encourage sournoisement les a priori. Et même si on entend partout qu’il faut se respecter, qu’il faut admettre la différence de l’autre et l’accepter, tout est fait, dans la pratique pour nous laisser croire que nous possédons la panacée universelle. C’est absolument faux et il serait temps de corriger le tir. Mais comment ? C’est une question pour laquelle je ne possède malheureusement pas de réponse. Cela supposerait une refonte complète de notre manière de voir et de vivre le monde ce qui des points de vue purement politiques et économique ne peut malheureusement être envisagé que par quelques doux rêveurs utopistes !