En prévision des conférences à la Fnac de Liège consacrées, hier et aujourd’hui, à Jean-Sébastien Bach, je me suis replongé dans sa musique d’orgue et particulièrement dans l’œuvre que l’on nomme « Dritter Teil der Klavierübung » (Troisième partie des exercices de clavier).
L’œuvre témoigne du grand cas que le Cantor de Leipzig faisait de l’instruction et de la récréation que pouvait apporter la musique à ses pratiquants et auditeurs. Il n’y a, chez le dernier Bach (entre 1738 et 1750), aucune musique qui ne porte le sceau de la pédagogie sous toutes ses formes. Que l’on se réfère à l’Offrande musicale qui exploite toutes les ressources du canon sur le fameux thème royal qui semble lui avoir confié Frédéric II de Prusse, à l’Art de la fugue, aux Variations Goldberg, à la Messe en si mineur ou au Clavier bien tempéré, l’édification du prochain est un véritable leitmotiv qui se double d’une valeur testamentaire. Comme si, jugé démodé par ses contemporains, il avait décidé de rassembler tous les domaines de son univers musical. Il élabore chaque œuvre en épuisant véritablement toutes les possibilités du genre.
C’est dans cet esprit de synthèse que s’inscrit cette Klavierübung III. L’œuvre est d’ailleurs annoncée dans la gazette de Leipzig du 30 septembre 1739 comme un événement important : « Les amateurs de la Klavierübung de Bach sont heureux d’apprendre que la troisième partie en est terminée et que l’on peut désormais l’obtenir chez l’auteur pour trois thalers ». Mieux, à la foire Saint Michel de la même ville, on peut lire un message publicitaire qui précise le contenu de cette œuvre : « … se composant de divers préludes sur les cantiques du Catéchisme et autres cantiques pour orgue à l’attention des amateurs et, en particulier, des connaisseurs d’œuvres de ce genre pour la récréation de leur esprit ».
Saint Thomas de Leipzig
De fait, l’œuvre se compose d’un grand prélude, d’un ensemble de chorals figurés, de quatre duos et d’une énorme triple fugue. Comme pour atteindre l’ensemble des musiciens, les chorals sont présentés en deux versions. La première est écrite pour grand orgue avec pédalier, pour les connaisseurs et la seconde pour un instrument plus intime « manualiter » (sans pédalier) pour les amateurs. Tous ces chorals sont entre les parties de la messe brève (Kyrie et Gloria) et du Catéchisme de Luther (Dix commandements, Communion, Foi, …) auxquels Bach ajoute le fameux « Aus tiefer Not… » (Des profondeurs, je crie vers Toi, Seigneur). Le contenu dense de cette musique est encadré par deux énormes pièces en mi bémol majeur, le prélude d’ouverture et la fugue de sortie.
Ce qui déroute dans l’examen de la structure générale binaire, c’est le triple Gloria. Trois versions de cette pièce sont présentes dans le recueil. Elles évoquent dans la rhétorique baroque la Trinité du Père, du Fils et du Saint Esprit. L’œil et l’oreille sont immédiatement attirés par ce triptyque. On y relève rapidement trois manières de traiter le même texte. L’une majestueuse et puissante (celle du Père), la deuxième plus fluide et plus intime dans son flux continu de doubles croches en six temps (le Fils, selon l’habitude de Bach et de ses contemporains) et la dernière, impalpable, insaisissable et dématérialisée (l’Esprit). Cette partie de la Missa brevis est un tremplin vers le même genre de constatation dans le reste de l’œuvre où, bientôt, la forme ternaire semble prendre le dessus.
Chaque choral est en fait comme un vitrail de cathédrale qui aborde, dans son imagerie, un aspect de la foi. Il est donc un commentaire, une paraphrase des écritures. Alors les aspects théologiques et pédagogiques complètent, en une récréation de l’esprit, les techniques propres à l’instrument et à l’écriture polyphonique. L’enseignement est complet et Bach laisse transparaître parfois ses propres peurs existentielles (Aus tiefer Not, par exemple).
Désormais, c’est Bach lui-même qui se trouve représenté dans un vitrail de Saint Thomas de Leipzig
Mais vous savez comme moi que les vitraux d’une église ne sont visibles que de l’intérieur de l’édifice. Il faut donc y entrer pour recevoir l’enseignement. C’est le rôle du prélude. Immense portique d’entrée annonçant le vaste propos intérieur, il propose, lui aussi, une subdivision ternaire. Ses trois thèmes très tranchés évoquent aussi la sainte Trinité et en donnent une vision lumineuse dans une forme rondo en miroir (A= le Père, B= le Fils, C= l’Esprit). Sa structure est simple et efficace : A-B-A-C-A-B-A. Les subtiles liaisons entre les thèmes et l’utilisation de A comme refrain démontre magistralement ce qui lie les trois personnes et d’où les deuxième et troisième sont engendrées. La tonalité de mi bémol majeur témoigne de la rhétorique traditionnelle de la grandeur, du sérieux et de l’héroïsme, idéal pour représenter Dieu le Père. Ce prélude est donc une porte sur le monde de la foi et de son essence.
Puisque nous sommes entrés dans la cathédrale, que nous y avons reçu la parole des écritures et leurs commentaires spirituels par la musique, il faut désormais sortir de l’édifice. Pour ce faire, Bach nous propose l’une des fugues les plus extraordinaires de toute l’histoire de la musique. En mi bémol majeur aussi, elle fait le lien avec le prélude et consiste en une triple fugue (encore la Trinité !) donc chaque sujet est personnalisé de la même manière que dans le prélude. Cependant, ici, en se superposant, les trois sujets forment une polyphonie à cinq voix qui, à l’oreille, dématérialise les personnes en une verticalité qui parvient à donner l’impression que le temps disparaît au profit d’une éternité salvatrice. Ecoutez la fin de la fugue, dans ses larges harmonies, elle nous fait comprendre qu’en sortant de la cathédrale, on ne retourne pas dans le même monde que celui qu’on a quitté y en entrant. La sortie se dirige maintenant vers cet absolu que seuls quelques compositeurs ont réussis à suggérer.
Malgré ce long développement utile, j’espère, il ne faut pas penser que cette œuvre s’adresse seulement au croyant. Elle dépasse de loin la confession religieuse (comme d’ailleurs toutes les grandes œuvres de Bach) et atteint à l’universalité par la force de son discours. Elle se présente alors comme un grand voyage initiatique, comme un parcours au cours duquel Bach nous laisse entrevoir sa propre vision du monde et de l’univers dans lequel il évolue. La leçon est universelle et tellement essentielle qu’elle porte son compositeur au tout premier rang des génies de l’humanité et nous, modestes auditeurs, aux portes de l’éternité.
Je retiendrai en particulier que son oeuvre atteint à l’universalité et qu’elle le porte au tout premier rang des génies de l’humanité…j’en suis moi-même convaincue!