Benjamin Britten (1913-1976) est sans conteste le compositeur le plus génial du XXème siècle anglais. Exactement contemporain de Chostakovitch avec qui il partage une amitié lointaine mais sincère, il porte la musique britannique à un niveau jamais atteint depuis Henry Purcell. Sans jamais faire partie d’une école ou d’un courant d’avant-garde particulier, Britten réalise une synthèse éclectique de la musique du passé et du présent. Perméable aux idées de son époque, il est l’un des compositeurs les plus originaux de l’ère moderne. Si le grand public connaît surtout son œuvre didactique remarquable « Le guide de l’orchestre », thème et variations sur un thème de Purcell, les mélomanes apprécient aussi ses suites pour violoncelle composées pour Rostropovitch, sa « Sinfonia da Requiem » pour orchestre et, sans doute son « War Requiem », œuvre bouleversante entre toutes. Malheureusement, ses quatuors à cordes, son concerto pour piano, la sérénade pour ténor cor et orchestre ainsi que les Illuminations restent mal connues.
Dans le domaine de l’opéra, Britten a laissé une production importante d’où émerge « Peter Grimes », œuvre profondément dramatique basée sur l’histoire mystérieuse de la disparition des apprentis d’un pêcheur détesté de la population de la petite ville portuaire où l’action se déroule. Britten utilise avec prédilection des thèmes sombres animés d’une profonde ambiguïté et d’une introspection des faces les plus cachées de l’être humain. Ce sont d’ailleurs ces préoccupations personnelles qui provoquèrent sans doute de longue date l’attrait pour l’œuvre littéraire de Henry James dont il traitera deux œuvres de manière lyrique et scénique. La première est « Le Tour d’écrou » (The Turn of the Screw) en 1954 et la seconde « Owen Wingrave » en 1969, toutes deux bâties sur un argument fantastique.
Ce qui surprend le plus, dans les adaptations des librettistes et la musique, c’est la volonté du compositeur de ne pas expliquer les éléments paranormaux du texte. Il n’est par exemple pas utile de combler les attentes du spectateur avide de détails extraordinaires concernant le renvoi de son collège du jeune Miles. De même, nous ne saurons jamais de quelle nature est la relation entre Quint, le fantôme et Miles (voir le billet d’hier pour une description des personnages).
« Le Tour d’écrou » est divisé en deux actes disposés en miroir précédés d’un prologue. Britten et sa librettiste avaient d’abord décidé de donner à l’œuvre un titre original, mais rapidement, il fallut se rendre à l’évidence, le titre de James était le seul possible et il conditionnait toute l’histoire ainsi que la construction musicale que le compositeur voulait y apporter. Et de fait, les deux actes sont constitués de huit scènes de durée presque égale. Ceux-ci sont autant de variations (quinze au total) du thème de l’écrou, générateur de toute l’œuvre. Composé sur un motif de douze sons utilisant le total chromatique et disposé en quartes ascendantes, son dessein en « spirale » est une illustration de l’écrou que l’on resserre. Chaque scène porte un titre annonçant le cadre de l’action (La tour, La fenêtre, La leçon, Le piano, …).
Le motif de l’écrou
L’un des problèmes majeurs de la composition était de donner un texte chanté et signifiant aux deux fantômes, muets dans le roman de James. Il était donc de première importance de composer des répliques intelligentes dépourvues du ridicule effroi que peut susciter le fait de les faire s’exprimer de manière sonore. C’est en leur laissant dire très peu que l’ambiguïté est maintenue. Mieux, M. Piper, la librettiste prétendait que malgré ces ajouts : « Ni Britten, ni moi, n’avons jamais cherché à interpréter l’œuvre de James, mais seulement à la recréer pour un autre medium ». Il est pourtant évident que les thèmes chers à Britten se bousculent dans l’opéra.
Une des particularités du Tour d’écrou réside dans une orchestration légère, de chambre même. L’orchestre est si curieux qu’il convient d’en nommer les effectifs. Flûte, piccolo, flûte alto, hautbois, cor anglais, clarinette en si bémol, clarinette basse, basson, cor, deux violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse, un piano, un célesta, une harpe et une variété d’instruments à vent soit vingt huit instruments joués par treize musiciens ! C’est dire que jamais aucun effet de masse ne vient surprendre l’auditeur et que tout se fait dans la finesse du timbre. L’invention est telle qu’il est parfois difficile, sans la partition en main, de défini
r les musiciens en action. Chaque sonorité est mesurée pour s’adapter à la scène et au climat qui y règne. Cet orchestre étrange est sollicité dans les scènes elles-mêmes mais surtout dans les variations instrumentales qui se placent entre chacune d’elles pour simuler la vis qui serre.
Quelques exemples bien choisis suffisent à en démontrer l’efficacité. Ainsi le mystérieux et angélique célesta qui déploie ses arpèges sous le chant séducteur de Quint au début de la scène VIII (At night) … et aussi la merveilleuse chanson de Miles, « Malo » soutenue par le cor anglais, le hautbois et la harpe, toute emplie de nostalgie et de tristesse (Scène VI, La Leçon). Quant à la dernière scène tragique et mortifère (Scène VIII ‘Miles »), elle utilise le motif de l’écrou resserré au maximum, en bout de course et une harmonie particulièrement dissonante, presque insupportable. Son orchestration, plus, touffue combine cordes, percussions et vents stridents pour annoncer la fin de l’innocence de l’enfant et sa mort, …terrifiant !
Loin de représenter une simple histoire de fantômes ou un récit d’épouvante, « The Turn of the Screw » est une profonde réflexion sur les valeurs traditionnelles de la société suscitée par le sentiment de solitude qu’éprouvait Britten. Mais au-delà de la vision d’un homme différent aux yeux de la collectivité, c’est sans doute et surtout une exploration des fantasmes d’une société puritaine et la dénonciation de l’étouffement de la vérité individuelle. C’est un appel à la tolérance bien dans l’esprit de Britten.
L’interprétation qui me semble devoir faire partie d’une discothèque de base est moderne. Sans renier le travail et l’enregistrement de Britten lui-même, je trouve que la version de Daniel Harding éditée chez Virgin en 2002 est parfaite en tous points. Le Mahler Chamber Orchestra est d’une précision remarquable et chaque soliste déploie toutes les facettes de son instrument. Les voix sont aussi remarquables.
Daniel Harding
Le magnifique ténor Ian Bostridge, spécialiste de ce répertoire, donne toute la redoutable séduction de Quint. Le jeune Julian Leang possède la voix pure d’un enfant de douze ans qui n’a pas encore mué et déploie une technique dont la justesse est un des points forts. Joan Rodgers, dans le rôle de la gouvernante (soprano) possède le timbre tragique sans pour autant exagérer un pathétique de mauvais aloi. Il serait injuste de ne pas citer Caroline Wise dans le rôle de Flora (qui, sur scène n’a que huit ans ! on comprend la difficulté de trouver la chanteuse qui vocalement peut réaliser la partie trop difficile pour cet âge et physiquement donner l’illusion de l’enfance. Je me souviens des difficultés visuelles rencontrées à l’ORW pour la crédibilité de Flora chantée par une soprano de…seize ans !). Jane Henschel campe une Madame Grose toute entière et Vivian Tierney une Miss Jessel saisissante. A découvrir… !