Le Tour d’écrou

 

L’opéra de Benjamin Britten, dont la première eut lieu en 1954 à Londres, est une adaptation fidèle du roman de Henry James. Cependant, il est impossible de transposer entièrement un roman, même court, sur scène. La librettiste, Myfanwy Piper a donc opéré des changements substantiels liés aux exigences du genre lyrique (mise en scène et chant), qui donnent une vision nouvelle de la sombre histoire de fantômes.


 Turn of the screw 1


Les six personnages musicaux, fidèles à la pensée de James, sont chacun affublés d’un style musical personnel. La musique oscille donc entre un classicisme qui peut évoquer l’Orfeo de Monteverdi (Peter Quint) et le modernisme le plus avant-gardiste (leitmotiv du tour d’écrou en spirale de douze sons).

 

Miles est un jeune homme d’apparence angélique. Intelligent, bien élevé, sensible, il est en pleine métamorphose. L’enfance le quitte petit à petit et avec elle, l’innocence. Cette transformation se marque par une sorte de rébellion contre le puritanisme de son époque et de son milieu. Il cherche à se libérer mais est tiraillé entre les traditionnelles notions de bien et de mal. Cette ambiguïté est présente dans son chant hésitant. Son magnifique air « Malo » génère cette recherche d’identité en la teintant de la mélancolie d’un passé sans doute plus facile dans l’enfance.


 Turn of the screw 3


Sa sœur, Flora, est une gamine de huit ans, sans doute trop jeune pour saisir véritablement les enjeux du drame. Son comportement n’a rien d’étrange pour un enfant de cet âge. Seule ombre au tableau, la proximité de Miles qui semble la faire vieillir trop vite et « rater » l’innocence de l’enfance. Elle sera sauvée du péril par Madame Grose.

 

La gouvernante, dont le nom n’est jamais cité, héroïne de l’œuvre, est une jeune femme pleine de principes puritains liés à son éducation et à l’idée toute conservatrice qu’elle se fait de la vie. Elle accepte sa mission pour plaire à l’oncle des enfants qu’elle a trouvé très séduisant. Mais elle se trouve confrontée à des puissances qui la dépassent. Elle ne comprend pas l’enjeu du drame, trop occupée à vouloir être parfaite. Son affection pour Miles et sa volonté de la sauver des fantômes sont liés à sa vision d’un idéal de vie dépassé aux yeux de l’enfant. Il est aussi évident que son rapport avec Miles se rapproche d’une histoire d’amour et d’un désir de possession amoureux. Elle compte beaucoup sur Madame Grose pour l’aider en ce sens. Son langage musical est particulièrement sophistiqué et dramatique à l’image du personnage.

 

Justement, Madame Grose est l’intendante de la maison. Simple femme, elle ne comprend rien aux fantômes. Elle représente le passé de la maison, sa mémoire. C’est elle qui, par sa sagesse, fait marcher ce monde en miniature. Elle a toute confiance en la gouvernante. Au fon d’elle-même, elle doit savoir que quelque chose se passe, que l’écrou se resserre. Mais elle n’est d’aucune aide pour la gouvernante car ce qui se passe est plus de l’ordre de la psychologie que de la chasse aux fantômes. En fuyant avec Flora, elle la sauvera, mais précipitera la mort de Miles sans le vouloir. Si elle refuse de regarder la vérité en face, c’est pourtant elle qui suite à la description, des fantômes, parviendra à les identifier.

 

Les voilà, les fantômes tant redoutés. D’abord Peter Quint, ancien domestique de la demeure. Il est mort accidentellement. Il revient hanter Miles pour se l’approprier. Au-delà de ce fait fantastique, il représente la face cachée de l’enfant en pleine métamorphose. Il contribue à la mise à mort de…l’innocence. Son chant est celui d’un amoureux qui appelle son bien-aimé. Il ressemble un peu, par sa séduction vocale et le narcissisme de ses phrases l’Orphée de Monteverdi au moment où il décide de braver les forces des enfers pour aller y rechercher Euridice. Allusion à une homosexualité condamnée dans ce monde puritain, ce qu’il représente est donc un vrai danger pour la gouvernante qui interprète son action non seulement comme la perversion de l’enfant, mais aussi comme un vrai rival.


 Turn of the screw 2


Reste Miss Jessel, l’ancienne gouvernante des enfants, morte, elle aussi. Son statut est sensiblement semblable à celui de la gouvernante actuelle. Elle est victime de Quint et renvoie d’une certaine manière sa propre image à la gouvernante comme un miroir fantastique. Ses apparitions sont liées à Flora puisque, désormais, pour elle, Miles n’est plus d’actualité. Elle forme avec Quint, un couple antagoniste qui représentent la notion toute romantique du double des personnages.

 

Toute cette description des personnages met en évidence le dédoublement intérieur. Comme chez Schumann qui vivait déchiré entre Eusebius (le mélancolique) et Florestan (l’exubérant), les acteurs du Tour d’écrou sont plus psychologiques que réels. La lecture au second degré permet une introspection de la nature humaine, un travail sur la métamorphose de l’individu, ses désirs et ses fantasmes dans un monde gouverné par des règles oppressantes et inadaptées. N’est-ce pas là une superbe vision non seulement du jeune adolescent, mais aussi de ces freins qui empêchent notre société de progresser ? Britten, en tous cas, l’a ressenti comme une vérité existentielle dans ses combats pour l’égalité des hommes.

  

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