Notes de travail

 

Si les mots semblent plus faibles que les notes et les harmonies, je ne me prive pas, vous le savez, de chercher néanmoins à partager mes émotions musicales par la parole et l’écriture. Parfois, composer un texte peut me sembler inutile lorsque l’interprète nous propose ses notes de travail dans le livret de son enregistrement. J’évoque ici le formidable enregistrement des six Moments musicaux et des quatre Impromptus D. 899 de Franz Schubert par David Fray, un cd qui vient de sortir chez Virgin Classics. 

Jean-Pierre Rousseau m’en avait parlé avec comme d’un enregistrement profondément touchant. Sur son blog ( http://rousseaumusique.blog.com/2009/09/27/le-pianiste-poete/ ), il a d’ailleurs fait part de mon enthousiasme partagé par plusieurs clients de la Fnac de Liège pour cette interprétation qui aurait pu être un enregistrement de plus dans une discographie déjà bien vaste. Quand j’ai écouté pour la première fois David Fray dans Schubert, j’avais en tête son cd consacré aux concertos de Bach, mais aussi son fantastique enregistrement alliant une partita et une suite française du même Bach et Incises et Notations de … Boulez ! 

Alors, si le beau gosse semble devenir le nouveau produit marketing de Virgin Classics et que sa vie mondaine le place au rang des « People », il n’en demeure pas moins un pianiste original qui s’investit entièrement dans son « trip » musical. Ce dernier né, consacré à Schubert, en surprendra plus d’un et vaut absolument le détour. Comme d’habitude, j’ai d’abord écouté le cd sans lire les commentaires du livret. Je me suis dit tout de suite qu’il jouait le Schubert que j’aime depuis toujours, celui qui me fait vibrer au plus profond de moi-même et que pourtant je rencontre si rarement dans la discographie. Alors, j’ai ouvert le fameux livret et j’ai tout de suite compris que mon approche était la même que la sienne. Plutôt que de nous livrer un texte insipide, historique et froid, comme c’est souvent le cas, David Fray a écrit lui-même les pensées qui le traversaient dans son travail d’approche de Schubert. Intitulé « Notes de travail », son texte est si remarquable que je prends le risque de le reproduire ici dans son intégralité (je ne sais pas s’il est soumis aux droits d’auteurs). Je vous avoue que j’aurais aimé l’écrire tant il correspond au Schubert que je connais et que j’aime.


 

 Schubert par David Fray


« Notes de travail sur Schubert 

Comme nous sommes las de marcher !

Est-ce peut-être ceci la mort ?

(Eichendorff, Im Abendrot)

 

1er Impromptu 

Le geste inaugural de ces Impromptus : quatre sol à l’unisson fortissimo.

Outre le geste théâtral, celui qui attire l’attention et prépare cette mélodie nue pianissimo, ce sol est la matrice d’où surgira toute la suite. En réalité, le matériau de cette pièce est extraordinairement mince : un thème, un seul, qui subira toutes les transformations et colorations ; un thème dont la mélodie est aussi importante que le rythme, le pas. 

Le propre du génie de Schubert : donner l’impression qu’il ne compose pas un thème, mais qu’il fait parvenir à un plus grand degré de conscience une mélodie immémoriale qui nous habitait sans même qu’on s’en aperçoive : un thème sorti de nous-mêmes, de notre propre silence, qui suggère un cheminement patient, une espérance en butte à la fatalité. 

1er Moment musical 

Un appel, lumineux, « alpestre », qui se déploie mystérieusement au sein d’une nature bienveillante.

Page descriptive, en somme, qui laisse place à l’épisode central dont la douceur des triolets nous fait accéder cette fois au sentiment intérieur, intime, de l’homme au sein de la nature, cette résonance grave et profonde provoquée par la contemplation de la montagne et du ciel. 

La distance juste

Cette pièce est la parfaite illustration du défi auquel la musique de Schubert nous confronte. D’abord un épisode descriptif, puis un regard non plus hors de soi mais en soi : cet aller-retour permanent entre la contemplation de la nature et, ensuite, de soi et plus sûrement de la résonance produite par cette première contemplation sur nous-mêmes. 

Dès la première page, l’épisode véhément en mi mineur brutalement interrompu, après un silence.

Et pas moins de six appels (sol-mi) qui ne seront pas encore harmonie mais le deviendront pour s’éloigner progressivement, laissant la basse rappeler sourdement le thème. 

Merveilleuse sensation que cet appel, d’abord seul, puis accompagnement « aus der Ferne » de la mélodie. Infinité d’éclairages exigée de l’interprète, éclairages toujours changeants d’une scène immobile, dans un temps qui se dérobe, une sorte d’éternité ? 

Hypothèse

Cette observation, finalement, ne serait-elle pas valable pour quasiment tous les Moments musicaux ? Moments, oui mais fixes, bénéficiant de variations infinitésimales de lumière, de couleur ; pas une progression dramatique réellement, mais un état, qui dure, se dilate à l’infini et ne se clôt pas mais finit seulement par se perdre. 

Le rapport à la mort

Comment terminer une œuvre de Schubert ? Peut-être justement en ne l’arrêtant pas, mais plutôt en la faisant consister en un éloignement progressif qui ne s’interrompt jamais, même quand nos sens ne le perçoivent plus.

La figure du « Wanderer » (le voyageur, figure emblématique de l’errance dans le romantisme allemand) effectue un voyage moins géographique qu’un voyage en lui-même, sondant inlassablement son monde intérieur ; comme si, à mesure que l’on se rapproche de soi, on quittait un peu plus le monde. Notre ombre (Doppelgänger, le double, le sosie) se fait plus présent à mesure que se rapproche l’imminence de la mort. 

Bach croit en un après-la-vie, Beethoven par un message universel pense vivre éternellement en chaque homme ; Schubert, lui, assume douloureusement sa finitude, cherchant au sein de la nature une impossible consolation. Et peut-être notre fin est-elle plus douce si l’on pense qu’elle se perd dans le théâtre infini de la nature, qu’elle en fera, in fine, partie.

Dans la musique de chambre et la musique à quatre mains, on jouit de l’amitié. Ici, non ; on apprivoise sa solitude, la mort, compagne effrayante qui finit pourtant, chez Schubert, par offrir un visage étonnamment apaisé. 

Epilogue 

Il faut avoir confiance pour jouer (ou écouter) Schubert, accepter de suivre obstinément ce point fixe, ne jamais s’en détourner, fut-il l’horizon de sa propre mort. Dans le Wegweiser (le poteau indicateur) du voyage d’hiver, l’obsession du battement de l’accompagnement de piano et ce tragique mais impérieux « eine Strasse muss ich gehen, die noch keiner ging zurück » (Je dois emprunter un chemin dont personne n’est jamais revenu) ; une ballade hypnotique, et sans retour possible. 

Une des particularités les plus frappantes (rendant son interprétation d’autant plus délicate) est la complexité des sentiments et des états d’âme exprimés. Cette équivoque qui est également le propre de Mozart, cette chimie des affects, ces sentiments ambigus, eux-mêmes faits de mille autres sentiments. 

Serait-ce cela qui finit par faire de Schubert cet ami si proche ? 

David Fray »