Enharmonie

 

Il n’est pas facile d’expliquer avec des mots simples ce que contient la notion d’enharmonie. Bien souvent, les apprentis musiciens n’y voient qu’un complication de la théorie de la musique qui rend leur lecture d’une partition encore plus ardue qu’elle ne l’est déjà. Il m’ donc fallu une bonne dose d’imagination et une évocation de notre langue articulée pour chercher à venir à bout des interrogations de ma fille aux prises avec le « Clair de lune » de Beethoven.


 

Beethoven, Sonate n°14 (début)


 

Mais, après tout, tout le monde n’est pas amené à rencontrer cette notion dans la vie de tous les jours. Et pourtant, elle est l’une des plus belles règles de la théorie de la musique et dévoile aux interprètes le sens du discours d’un compositeur. Mais qu’est-ce qu’une enharmonie ? Alors, d’abord une petite définition pour situer le problème :

 

« Une enharmonie est le rapport entre deux notes ayant la même hauteur mais portant des noms différents. Cela arrive souvent car il existe 35 noms possibles pour seulement 12 hauteurs possibles ». Est-ce possible que des sont identiques puissent se nommer différemment ?


 

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Oui et l’illustration ci dessus montre les différents noms possibles pour chaque touche du piano. Vous voyez, par exemple, que sol, fa double dièse et la double bémol correspondent à la même touche, donc à la même hauteur. Nous ne pouvons que constater les faits. Mais quelle est l’utilité de cela ?

 

Le choix de l’altération par le compositeur dépend du contexte musical dans lequel intervient la note. Il utilisera le nom de la note qui correspondra le mieux à ces trois données essentielles :

 

  1. Mouvement mélodique ascendant ou descendant (le relief de ligne mélodique)
  2. Tonalité du morceau (une tonalité est comme un contexte sonore)
  3. Contexte harmonique (les détails ou les changements de paysages)

 

En général, l’altération choisie est une indication sur les intentions du compositeur, bien que les questions enharmoniques aient tendance à perdre de leur importance pour les musiques sortant du cadre de la tonalité.

 

Si vous jouez fa-la bémol, puis fa-sol dièse, vous obtenez les mêmes notes. C’est normal car la bémol est l’enharmonie de sol dièse (mêmes notes, mais noms de notes différents). Dans la logique des intervalles, par contre, ce sont deux intervalles différents : fa-la bémol est une tierce mineure et fa-sol dièse est une seconde augmentée. Vous n’y comprenez rien ? Alors arrêtons –nous un instant et cherchons une similitude dans notre langage. L’enharmonie peut se rapproche de l’homonymie. En effet, dans notre écriture, si nous voulons rédiger « Je suis venu sans toi » (phrase élémentaire, mais bien utile ici) et que nous l’écrivons : « Je suis venu sang toit », le lecteur la trouvera incompréhensible. Pourtant, à la lecture, elle sonne de la même manière. Les mots « sans » et « sang » (on peut encore ajouter « cent »)  et « toi » ou « toit » sonnent donc identiquement. Par contre leur sens n’a strictement rien de commun. On emploiera donc une écriture différente de sons semblables dans notre langue aussi. Ils n’appartiennent pas au même registre sémantique.


 


 

 

Si l’orthographe d’un mot dépend le plus souvent du sens et pas du son, il en est de même pour la musique. Il ne faut donc pas chanter un sol bémol s’il est écrit fa dièse. Et ce exactement pour les mêmes raisons que dans notre langue. Mais, me direz-vous, la musique n’est pas un langage au sens strict. Alors pourquoi possède-t-elle de telles règles ? La réponse est simple d’abord. La musique s’énonce dans le temps, comme la langue. Elle doit donc gérer ce temps dans une progression architecturée proche du langage articulé. Elle possède donc sa phraséologie. Quand le compositeur écrit un fa double dièse dans une phrase musicale, c’est que cette note joue un rôle sémantique essentiel. En conséquence, la remplacer par un sol étranger à la pensée harmonique reviendrait à écrire « sang » à la place de « sans ». Car dans une tonalité, chaque note (degré) a son rôle, sa fonction. Il faut comprendre la (les) tonalité(s) du passage en question pour saisir le rôle de chaque note.


 

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Petit paragraphe pour les plus avancés techniquement. Le premier mouvement de la sonate « Au clair de lune » est écrit dans la tonalité de do dièse mineur (avec ses quatre dièses à la clé). Lorsqu’on module (on change de tonalité), on évolue souvent vers un ton voisin, dont le principal se situe à la quinte supérieure. On voyage donc vers sol dièse. Or en sol dièse (majeur ou mineur harmonique), la sensible (septième degré placé à un demi-ton de la tonique) est fa double dièse dont l’attraction se fait vers sol dièse, évidemment. Dans cette longue errance de Beethoven au cœur se son mouvement, tous ces arpèges de septième frôlent le gouffre expressif et on peut presque ressentir le temps qui s’arrête (mais il faut se garder de jouer ce passage trop rubato). Ce qui donne cette impression terrible de gouffre, c’est que rien ne s’arrête au niveau du temps (tempo, allure, direction rythmique) mais que l’harmonie, elle, erre à travers les paysages en cherchant un chemin qu’elle ne retrouvera que lors du retour du thème pointé initial en do dièse mineur (reprise).


 

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C’est seulement dans cette optique que l’interprète pourra penser sa musique correctement et lui donner sa vraie et seule direction. Tout cela peut encore sembler bien obscur dans l’esprit de ceux qui ne sont pas familiarisés avec l’écriture musicale, mais, là aussi, le parallèle avec notre langue peut aider à comprendre ce qu’on entend par pensée musicale et direction d’une phrase. Lorsque vous énoncez un message destiné à un interlocuteur, vous le faites avec des mots. Certes, lorsque vous parlez, vous ne pensez pas à l’orthographe. En tous cas, pas tout le temps. Mais il est clair que si vous voulez dire que vous avez subi une prise de sang à l’hôpital, votre cerveau, qui s’aide aussi d’images, supposera automatiquement le mot « sang » et pas « sans ». Si de telles confusions persistaient au-delà d’un certain âge (et apprentissage de la langue), vous auriez sans doute de grave problèmes d’expression et vos phrases n’iraient pas dans la direction adéquate. Et bien, c’est exactement pareil pour la musique !

 

En résumé, l’orthographe musicale nous donne une bonne indication sur la gamme utilisée et sur le contexte mélodique et harmonique d’un intervalle comme l’orthographe de la langue nous indique le sens d’une phrase. Une fois cela bien assimilé, le phénomène de l’enharmonie ne pose plus de problème. Il se comprendra d’autant plus vite que le musicien en herbe analysera toujours le texte du compositeur. Finalement, ce n’est pas si rébarbatif… !

 

Et comme récompense de votre réflexion, écoutez maintenant le grand Wilhem Kempff jouer ce sublime mouvement au cœur de la pensée beethovenienne. Tout y semble désormais si naturel, si limpide…allez, n’y pensez plus, … écoutez !