Et voilà que je reviens à Shakespeare ! C’est Falstaff, l’ultime chef d’œuvre de Verdi qui m’y ramène … et avec quel bonheur ! Dans quelques jours, l’Opéra Royal de Wallonie donnera ses représentations de l’Opera ultima du grand compositeur italien. C’est l’occasion, pour moi, de travailler, en prévision du concert commenté que je ferai au Petit Théâtre de Liège mercredi prochain, sur une partition que je ne connaissais pas bien avant de l’étudier pendant l’été. J’y reviendrai sans doute ces prochains jours, mais, en attendant, voici quelques réflexions, légèrement modifiées, que je me faisais, il y a près d’un an, lors de la préparation d’une conférence sur Macbeth.
Songez au théâtre anglais et le nom de William Shakespeare s’impose immédiatement. Il est le symbole du génie dramatique d’outre-manche et, par son abondante production d’une constance irréprochable, l’un des poètes les plus universels du patrimoine culturel occidental.
Mais tout d’abord, quelques mots sur les particularités d’un auteur qui restera sans doute mystérieux à jamais (certains ont même prétendu qu’il n’avait pas existé). Nous savons en effet peu de choses sur cet homme légendaire. Il serait né en 1564 à Stratford-sur-Avon d’une ancienne famille du Warwickshire dans le centre de l’Angleterre. Il y reçoit sans doute sa première éducation. Il épouse à dix-huit ans Ann Hattaway, la fille d’un fermier voisin et a un enfant six mois plus tard. Nous ne savons pas pourquoi il abandonne femme et enfant pour se rendre à Londres. On sait qu’il s’y trouve (depuis combien de temps ?) en 1592 où il joue et est joué par une petite troupe de théâtre. Il semble être sur scène devant la reine avec la compagnie du Lord Chambellan.
Revenant épisodiquement à Stratford, il y achète une maison en 1597. A Londres, il est mentionné comme auteur et propriétaire d’une partie du Théâtre du Globe (1599). Et puis, en 1616, il revient dans sa ville natale, fait son testament et meurt. Il est le seul grand poète anglais qui ne repose pas à Westminster.
Mis à part ces quelques éléments de biographie, on ne sait rien de son éducation, de son travail, des ses convictions philosophiques et de ses faits et gestes. En conséquence, nombre de légendes et d’hypothèses, parfois farfelues, circulent à son sujet. On est surtout surpris qu’un personnage dont on ne sait presque rien soit devenu l’un des plus grands artistes de notre histoire. Chercher à connaître Shakespeare ne consiste donc pas en hypothèses ingénieuses ou spectaculaires. Seule son œuvre pourra nous donner des indications sur sa pensée et sa vision du monde…et encore, sa production est tellement variée que chaque œuvre semble créer un monde unique. Seul point commun à chaque œuvre, le souci de percer la psychologie humaine dans les situations que peuvent rencontrer ses personnages.
La période qui vit naître Macbeth est sans doute la plus tragique. Elle se situe probablement entre 1600 et 1608. Toutes les œuvres de cette époque (Othello, le Roi Lear, Jules César, …) sont graves, désabusées voire désespérées. Sont-elles le reflet d’un parcours philosophique de leur auteur ? Nul ne peut l’affirmer. Toujours est-il que le ton redevient plus serein dans son ultime période créatrice (sans renoncer pour autant à une certaine violence dans le propos et les actions).
Ce serait une erreur de considérer l’œuvre de Shakespeare comme seulement tragique. S’il est bien connu que les grands débats de l’âme attirent les spectateurs qui y voient une paraphrase de leur propre existence, il est impérieux également de divertir le lecteur en flattant son patriotisme d’une part et en mettant en scène d’autre part des personnages qui peuvent faire rire et pleurer. Shakespeare a donc cherché un succès légitime en faisant vibrer toutes les cordes de son cœur avec, semble-t-il, une sincérité de tous les instants. Le cas de Falstaff est, malgré l’apparente rapidité de composition (une commande de la Reine elle-même qui avait apprécié le gros bonhomme dans Henry IV), en témoigne de manière géniale.
C’est dans cette optique que ses œuvres, même les plus historiques, défient les lieux et le temps. Il est bien rare de pouvoir déterminer la longueur objective de l’intrigue présentée sur scène en l’espace de deux heures. L’histoire de Roméo et Juliette pourrait tout aussi bien durer deux mois, trois ans ou deux jours. Il en va de même pour la plupart des pièces. Les lieux sont indéterminés, même lorsqu’ils sont censés de dérouler en un endroit géographique précis. Vérone, Venise, l’Ecosse ou Londres sont des prétextes qu’il nous faut dépasser. Le lieu mentionné est anecdotique et doit être relativisé pour déboucher sur cette forme d’universalité essentielle à la bonne compréhension des idées exposées (on ne sera pas choqué des déplacements géographiques de Macbeth, Othello ou Falstaff en Asie, en Afrique ou aux Etats-Unis ou de ce que certains considèrent comme anachronique en plaçant les Amants de Vérone dans les USA d’aujourd’hui, cela ne change strictement rien au drame qui peut se répéter n’importe où et n’importe quand !).
Ainsi, une époque donnée, chez Shakespeare, n’est pas référence absolue. N’y aurait-il eu des meurtriers comme Macbeth qu’au onzième siècle ? Nous devons nous garder de considérer l’œuvre comme un document historique. La confusion de certains commentateurs les amène à trouver de nombreuses erreurs historiques et à mettre en balance la discipline qu’est l’Histoire avec l’œuvre d’art. C’est évidemment ridicule. Shakespeare s’inspire lui-même d’événements contemporains pour les replacer ailleurs et autrefois. Il faut le savoir…et l’accepter.
« Si nous croyons savoir que le jeune prince Hal, le futur Henry V, n’avait pas en réalité de compagnon qui ressemblât à Falstaff, nous nous demandons presque si le véritable n’était pas celui de Shakespeare plutôt que celui de l’Histoire » (Germaine Landré). Cette citation, en préface à l’édition Flammarion des œuvres de Shakespeare, a le mérite de démontrer à quel point les personnages mis en scène sont vraisemblables. Ils le sont simplement par le fait qu’ils sont parfaitement humains et apportent une cohérence au récit et à la psychologie du drame. Ce qui importe avant tout, c’est la liberté des personnages plongés dans un carcan moral ou social contraignant. Celle-ci n’est certes pas toujours positive, loin de là, elle semble même limitée. Cependant, le libre arbitre de l’être humain fait partie des questions les plus existentielles de notre condition. Macbeth n’est pas obligé, par un destin funeste, d’agir comme il le fait. Il a le choix et ses décisions sont non seulement le résultat d’une interprétation fallacieuse de prédictions ambiguës venant d’êtres curieux dont on ne sait s’ils sont seulement fantastiques ou, bien plus probablement, l’émanation de sa personnalité profonde. Iago est-il vraiment un personnage infâme dans l’entourage du maure ou simplement la face cachée de cet Othello, homme « différent », sujet à ses complexes et ses incertitudes ? Le concept tout romantique de l’homme et son double semble déjà bien présent tout au long de l’œuvre de Shakespeare.
Füssli, Les Trois sorcières dans Macbeth
Une grande part de la prédilection du dramaturge pour les interventions « inhumaines » (fantômes, sorcières, fées, …) revêt alors un autre sens plus puissant et plus intelligent. Ces créatures sont l’émanation de notre inconscient (le cerveau humain n’a pas attendu Freud pour déployer ses facettes cachées !). Ce qui frappe, c’est la formidable introspection des personnages qui les rend attachants même s’ils ont commis les pires crimes. Ils le sont parce que, même dans le désespoir et l’horreur, ils ont tous quelque chose de nous-mêmes. Dans une moralité qui semble souvent faire défaut, Shakespeare ne fait jamais preuve de voyeurisme. Tous les faits et gestes sont là pour nous enseigner les forces et les faiblesses de l’homme confronté à ses choix. La morale, souvent sauve in fine, même dans les œuvres les plus sombres, n’est pas le but ultime de ses tragédies. Elles sont l’exploration profonde de l’individu, de ses rapports avec le monde, de ses désirs et de ses frontières. C’est sans doute pour cela qu’il reste, encore aujourd’hui, l’un des auteurs les plus prisés de notre théâtre contemporain et qu’il n’est aucune
raison pour douter qu’il le sera encore demain. Son art est tout simplement universel.