Comme le disait Jean-Pierre Rousseau dans un article récent de son blog (http://rousseaumusique.blog.com/2009/10/20/objectivite/ ), les lecteurs et auditeurs attendent toujours avec méfiance et impatience, l’avis de l’organisateur d’un concert sur la prestation qui vient de se dérouler. Si on n’en dit rien, le public pense qu’on n’a pas apprécié. Si on en parle avec enthousiasme, c’est suspect. Je répondrai pourtant, comme Jean-Pierre, qu’on n’a pas toujours, d’une part, le temps de parler de tout et que cela ne vient en rien contrarier un éventuel enthousiasme et que, d’autre part, la langue de bois n’est jamais une bonne chose puisqu’elle peut faire perdre la confiance que certains mettent en vous. Mes propos concernant le concert d’hier soir sont ceux d’un auditeur particulièrement et sincèrement ému par l’intensité du propos. Il n’y a donc aucune hypocrisie dans le texte qui suit. Ceux qui me connaissent savent que je ne mâche pas mes mots lorsque quelque chose ne m’a pas plu. Ici, c’était tout le contraire !
Moment magique que celui que nous a proposé Nadia Jradia lors du premier concert de l’U3A ! Le programme était certes tout à fait classique, mais comportait des œuvres hautement expressives que la pianiste nous a offertes avec une intensité rarement entendue lors de nos modestes concerts (voir article d’annonce sur ce blog : http://jmomusique.skynetblogs.be/post/7377099/nadia-jradia ).
Le piano, vous le savez, n’est pas sans défauts. On a même pris l’habitude de le nommer « la Bête » tant il doit être dompté par les musiciens qui se risquent à le pratiquer. L’accordeur et réviseur a beau avoir fait de nombreux miracles pour chercher à l’équilibrer, il reste des défauts flagrants, comme ces touches qui ne remontent pas assez vite, comme cette inégalité des registres, la faiblesse des basses. Quant on joue une partita de Bach très virtuose en ut mineur et que la touche du mi bémol fait des siennes, il ne reste qu’à prier pour que cela ne s’entende pas trop. C’est comme cela et, de toute façon, nous n’avons pas les moyens d’acquérir un autre piano. Les pianistes s’en accommodent dans la bonne humeur, laissant sous-entendre qu’ils en ont vu d’autres … et non des moindres !
Nadia Jradia n’a rien laissé paraître de ce handicap instrumental. Que du contraire ! Personne n’a pu être gêné par la faiblesse de l’instrument car, tout simplement, elle l’a transcendé. On oubliait même que c’était du piano… c’était de la musique … et quelle musique !
Quelle clarté dans la complexe polyphonie de Bach et dans les traits très rapides de la Sinfonia et du Capriccio ! Quelle intensité dans la Sarabande expressive à souhait. Le concert commençait bien.
Merveille des merveilles, l’Andante et Variations en fa mineur de Haydn a trouvé une clarté et une précision incroyables dans ses nombreux et complexes ornements. Mais Haydn, c’est aussi et surtout l’expression d’un Sturm und Drang qui peut aller de la simple phrase brisée à une violence extrême dans la dynamique et le rythme. Les plans sonores étaient traités avec le plus grand soin et, de variations mineures aux variations majeures en alternance (Haydn utilise le procédé de la double variation avec, forcément, deux thèmes, l’un en mineur, l’autre en majeur), la progression dramatique et psychologique était menée avec tout le naturel absolument nécessaire pour aboutir à l’explosion finale. Haydn, c’est la nudité du musicien face à un texte qui ne tolère aucune erreur aussi minime soit-elle. Tout y était naturel et senti. Magnifique !
Mais tout le monde attendait la superbe sonate en la majeur (D.664) de Schubert, une œuvre particulièrement émouvante. Là encore, même si je préfère un Allegro moderato initial un peu plus modéré, Nadia nous a livré son chant intérieur. Les nuances schubertiennes sont extrêmement délicates et l’écriture finalement fort peu pianistique (cela ne tombe pas toujours bien dans les doigts !). Le sommet d’intensité du concert s’est trouvé dans un Andante central très mûri, plein de cette errance, de cette révolte et de ce désespoir qui anime Schubert dans chacune de ses œuvres. On avait envie de pleurer à l’écoute de ce motif cent fois répété d’un destin implacable. Ah ! Ce mouvement habite véritablement la pianiste et je n’ai pas peur de comparer sa vision tragique à celle de Sviatoslav Richter (je me suis laissé dire que Nadia a des origines russes), inoubliable comme ce moment hors du temps vécu hier soir. Le final, entre sourire forcé et dramaturgie insistante, dans son feu d’artifice virtuose final nous a bien fait sentir toute la gravité de l’œuvre de Schubert, même dans cette sonate que d’aucuns qualifient encore a tort de riante et légère.
Le public ne s’y est pas trompé en réservant une ovation particulièrement chaleureuse qui nous a valu une petite mazurka de Chopin en bis à l’approche de l’année Chopin et en hommage à la disparition récente d’un proche. Une soirée remarquable d’excellent augure pour la saison qui débute.