Je présentais, hier soir au Petit Théâtre de Liège, un concert commenté autour du dernier opéra de G. Verdi, Falstaff, bientôt à l’affiche de l’Opéra Royal de Wallonie. C’est l’occasion de reparler un peu d’opéra et de quelle œuvre ! Il me faudra donc deux billets pour vous faire part de mes cheminements à travers une œuvre souvent jugée difficile et atypique chez le grand compositeur italien.
Quand on étudie Falstaff depuis assez longtemps et qu’on doit en donner les principaux ressorts, on ne sait plus par où commencer tant il y aurait à dire. Nous sommes en 1893 lorsque les premiers auditeurs découvrent avec plaisir, mais étonnement ce qui sera le dernier coup de théâtre de leur compositeur fétiche. Verdi, en effet, composera encore de la musique religieuse sublime. Les Quatre pièces sacrées sont sans doute son véritable testament musical. Si au moment où il se décide à reprendre la plume après Otello, c’est, sans aucun doute grâce à son librettiste de choix, Arrigo Boito. Ce dernier, dans une abondante correspondance avec le compositeur parvient à lui faire passer l’idée d’un dernier coup de maître, orienté vers la comédie, inspiré des « Joyeuses commères de Windsor » de W. Shakespeare. Et Boito d’ajouter que le « seul moyen de terminer votre carrière encore mieux qu’avec Otello, c’est de faire Falstaff ».
Giuseppe Verdi
C’aurait pu être un opéra de plus, mais d’emblée les deux hommes sont fortement attirés par des raisons impérieuses. D’abord, Verdi a mal digéré l’échec de sa seule tentative en matière de comédie. Un Giorno di Regno, en 1840, soit au début de sa carrière avait bien failli l’empêcher de régner si longtemps sur le monde de l’opéra. L’œuvre avait été mal accueillie et le gouffre financier avait dangereusement compromis l’avenir du musicien. Il fallait une revanche, d’autant plus que Falstaff, par son caractère humoristique (nous nuancerons cette affirmation plus tard), se prêtait bien aux scènes amusantes. Ensuite, Verdi avait toujours été attiré par l’œuvre intemporelle de Shakespeare qui, par la mise en œuvre de personnages tourmentés par les grandes valeurs de l’existence, correspondait à sa manière d’exprimer les hommes et les femmes dans ses opéras. Si on sait que le projet d’un Roi Lear, jamais abouti, occupera de nombreuses années Verdi, il avait déjà bien réussi Macbeth en 1847, l’avait révisé plus tard, mais il avait surtout créé, avec Otello (aussi sur un livret de Boito), l’un des chefs d’œuvres les plus aboutis de toute l’histoire de l’opéra. Il en était suffisamment conscient pour considérer Shakespeare comme l’inspirateur idéal. Dernière motivation, et non des moindres, Verdi allait pouvoir terminer sa longue carrière par une sorte d’expiation de la tragédie d’Otello, Falstaff en constituerais sa Catharsis positive.
Arrigo Boito
C’est donc en ayant pesé le pour et le contre en homme de métier très expérimenté que verdi se lança dans la nouvelle aventure. Mais il fallait que ce dernier volet de son œuvre soit différent, tant au niveau de l’intrigue que de sa mise en œuvre littéraire et musicale. C’est ainsi qu’il finit par aboutir à une œuvre qui ne ressemble en rien à ses précédentes, une œuvre très moderne dans sa physionomie, une œuvre qui déroute encore bon nombre de mélomanes attachés à un style hérité du bel canto italien. Car ce qui trouble profondément les auditeurs, c’est qu’il n’y a pas ou très peu d’airs de bravoure dans Falstaff. C’est que la musique distille une nouvelle vision du temps plus proche des opéras du XXème siècle que de ceux du romantisme. L’action est rapide et demande une attention de tous les instants. A l’exception du troisième acte, plus statique (mais l’action n’est-elle pas finie avec la fin de l’acte 2 ?), les répliques fusent avec une verve incroyable. Tout va si vite, tous s’enchaîne si vite ! ce flux continu n’a rien à voir avec l’esthétique de Wagner cependant. Même s’il a inventé le drame continu, la vision temporelle de l’allemand est plus de l’expansion que celle de l’italien. Il règne dans Falstaff une fièvre telle qu’une seule audition de l’œuvre ne permet aucunement de comprendre. C’est donc un opéra condensé que des écoutes répétées permettent d’apprivoiser. L’orchestre y est plus essentiel qu’ailleurs et contient une formation gigantesque. Et pourtant, il n’y a aucune pièce orchestrale, aucune introduction orchestrale de plus de trente secondes dans l’œuvre. La mélodie et l’harmonie mises en œuvre sont beaucoup plus complexes que ce à quoi Verdi nous avait habitués. A certains moments, on a l’impression que les chanteurs et les musiciens quittent le domaine de la musique tonale. On ressent parfois l’arrivée imminente de Schoenberg et de Berg dans cette manière unique de tra
iter le matériau. C’est aussi, avec Macbeth, le seul opéra de Verdi qui se termine par une fugue (cela nous ramène aux billets de ces derniers jours).
L’oeuvre initiale de Shakespeare, reprenant les aventures du gros Sir John ne pouvait se transformer en un opéra aussi facilement qu’on l’imagine. En fait, la pièce est le probable résultat d’une commande de la Reine Elisabeth I d’Angleterre qui avait apprécié les facéties du gros bonhomme dans les pièces Henry IV et Henry V de l’auteur. Elle souhaitait le revoir, dans un contexte moins guerrier, tomber amoureux et vivre ainsi de nouvelles aventures. La légende dit qu’elle aurait donné quinze jours à Shakespeare pour réaliser cette œuvre que les spécialistes ne considèrent d’ailleurs pas comme sa meilleure. Le travail de Boito fut de taille. Il ramena à trois actes la comédie originale qui en comportait cinq, il supprima des personnages, des péripéties inutiles pour un opéra, développa le rôle des certains rôles et reprit, par contre, certains épisodes qui se trouvent dans Henry IV (les énumérer ici serait trop fastidieux). Il reste donc une action centrée sur la situation peu enviable du vieux Falstaff, sur ses ruses amoureuses pour en sortir, sur les punitions qui lui sont infligées et sur un couple de jeunes premiers réellement amoureux que la colère paternelle ne veut pas unir (Fenton et Nanetta).
Le premier acte plante la situation. Falstaff, avec ses sbires, fomente, dans l’auberge de la jarretière, son repaire, une ruse qui lui permettra de séduire de riches bourgeoises (Alice et Meg). Il leur envoie la même lettre, une déclaration d’amour que ses sbires ne veulent pas transmettre pour préserver leur honneur. Ce sera d’ailleurs l’une des premières colères de Falstaff. Suite à ce courrier, les commères (de riches bourgeoises) fomentent une vengeance, elles feintent d’accepter le rendez-vous et envoient l’une d’elles (Mrs Quickly) arranger la venue de Sir John chez Alice Ford.
Pour bien comprendre le moment de colère de Falstaff, qui est l’un des grands moments de l’œuvre, il nous faut dire un mot de la situation sociale et historique de la fin du XIXème siècle. La même année que Falstaff, soit en 1893, paraissait, en traduction italienne, un ouvrage de Max Nordau dont le titre, Dégénérescence, annonçait une vision pessimiste du monde. Phénomène culturel de fin de siècle, l’ouvrage dépeignait une société urbanisée et industrialisée à l’excès qui provoquait chez les êtres humains une forme de neurasthénie, une lassitude profonde des valeurs de la vie. Cette déprime généralisée provoquait, selon l’auteur, une profonde dégénérescence qu’il qualifie de maladie médicale. Les sociétés et leurs artistes en souffraient profondément et les styles symbolistes, expressionnistes et impressionnistes qui naissaient en étaient le reflet. La montée de l’anti-sémitisme serait, pour ce sioniste, un avatar de la dégénérescence. Freud réfutera, en 1905, le terme de maladie appliqué à ce phénomène. Vous me demanderez ce que cela vient faire dans Falstaff.
Falstaff, Acte 1 L’Onore! Ladri!
Falstaff est un personnage sur le déclin. Son passé est trouble, il est ruiné, il est vieux. Il dit lui-même : « Je suis trop gros, ma barbe est grise… ». Il boit, il ruse, il n’a pas de morale, bref, aux yeux de tous, il est un décadent. On comprend alors que Falstaff n’est pas que comique. Il représente fondamentalement la hantise de la dégénérescence, qui est peut-être aussi celle de Verdi (il a 79 ans). Et même si jamais la lassitude ne s’installe dans l’opéra, elle est là, intrinsèquement liée au héros. Mais ce n’est pas la première fois que Boito met en scène des personnages qui défient la morale. Il suffit de se souvenir du Credo nihiliste de Iago ou de Mefistofele, l’esprit qui nie. Le fil qui les relie à Falstaff est celui qui bafoue les valeurs morales traditionnelles. Oui, Falstaff est un décadent, sympathique, mais décadent qu’on le veuille ou pas ! C’est d’ailleurs la première préoccupation des auteurs de l’opéra que de le montrer dans toute sa splendeur. A cet égard, le fameux « air » de Falstaff, « l’Onore ! Ladri ! » est tout à fait éloquent. Il y repousse tous les arguments qui font qu’un homme pourrait avoir de l’honneur. Il en fait un credo, un peu comme Iago. Il exhorte ses Sbires, qui n’en n’ont déjà pas beaucoup, à faire comme lui, à renoncer à cette valeur morale qui ne rapporte rien aux vivants et aux morts. Son langage musical est haché, ironique, sournois, grinçant et cruel. On est loin du chant traditionnel verdien. L’orchestre renchérit en imitant les mots qu’il dit : « l’honneur n’est qu’un mot, c’est du vent ! ». … Et les flûtes de le dissoudre de manière efficace … et à l’orchestre de vociférer férocement. Même, il confirme, en décidant de séduire les riches commères pour s’approprier un
e part de leur fortune et continuer sa vie de débauche. Oui, Falstaff, c’est bien cela aussi !
On pourrait continuer ainsi, à explorer les démystifications que Falstaff nous montre. Ainsi, la fidélité et la jalousie, l’amour (pas le vrai, pas celui de Nanette et Fenton), celui d’Alice et Falstaff, l’élimination de l’autorité paternelle (là, ce sont eux), l’amour propre, j’en passe, sont autant de déviations qui témoignent de cette crise fin de siècle. Tout cela fera dire à Falstaff à l’extrême fin de l’opéra que « le monde est une farce » … et Verdi d’utiliser ses valeurs, non pas pour montrer la réalité des choses, mais l’illusion que peut donner l’art. Ce qui nous rend malgré tout Falstaff sympathique, c’est justement l’art avec lequel Verdi nous donne l’illusion qu’il est un héros. L’art comme vecteur de l’illusion, voilà un thème qui pourrait encore susciter de nombreux commentaires. Mais avançons !
Falstaff et Mrs Quickly
Le deuxième acte débute par la réponse de Falstaff ramenée à Alice par Mrs Quickly. Mais le mari d’Alice, Monsieur Ford, qui soupçonne sa femme de vouloir le tromper, arrive à l’auberge déguisé en un certain Signor Fontana. Il fait mine de vouloir séduire Alice et demande l’aide de cet homme expérimenté qu’est Falstaff. Ce dernier lui avoue vouloir, lui aussi séduire Alice et promet de l’aider dès que son rendez-vous sera passé. Ford rugit de rage, se croyant cocu et proclame sa désillusion en un monologue terrible. Il promet de se venger. L’arrivée de Falstaff chez Alice se fait dans la douceur d’un morceau de guitare qu’elle joue pour tuer le temps. Bien vite, il se fait entreprenant. L’arrivée du mari jaloux crée le tumulte dans la maison. Il faut cependant appliquer le plan. On dresse un paravent où se cachent les vrais amoureux (Nanette et Fenton) qui délaissent la situation pour fleurter comme si de rien n’était, on cache Falstaff dans un grand panier à linge. Il y reste longtemps, il suffoque. Une fois le calme revenu, Alice demande à ses serviteurs d’aller vider la manne à linge dans la Tamise, vidant de la sorte le gros prétendant dans le fleuve. Il peste contre le monde entier.
A suivre demain…