Falstaff (2)

 

J’aimerais revenir sur le grand monologue de Ford. Déguisé stupidement, il nous fait rire. Son propos de mari cocu nous fait rire. Sa colère et son serment nous amusent. Oui, Falstaff, c’est une comédie. Mais qu’est-ce donc qui sépare la comédie de la tragédie ? Certains metteurs en scène ont exagéré le côté dramatique de Falstaff, la plus part en ont surestimé le comique le reléguant à une turlupinade triviale. Mais en y pensant bien, le rire et le tragique proviennent d’une même source : la transgression. La loi de la société peut être formulée de la sorte : « Tout individu qui rompt les interdits de la tribu en sera puni ». C’est ainsi depuis la nuit des temps, dans toutes les sociétés. Or chacun sait que les interdits sont fondamentalement en nous. Ils veillent au niveau des archétypes. Combien de fois n’avez-vous pas songé à commettre un acte interdit par nos valeurs. La plupart d’entre nous ne passent pas à l’acte pourtant. Un héros, pensez à Œdipe, Hamlet ou Faust, qui commettrait un acte, même compris de tous serait malgré tout puni. Le théâtre tragique nous permet donc, avec son héros, de ramener ces archétypes à la raison. Le théâtre agit comme une Catharsis, une fois encore. Mais remplacez le héros beau et fort par un personnage banal, peu gâté par la nature, mettez-le dans une situation qu’on pense qu’il mérite, faites-le agir avec maladresse et surtout, banalisez sa transgression … vous en rirez la plupart du temps. Si la tragédie vient de la transgression, le comique aussi. Il n’y a pas une scène comique qui ne transgresse rien. La frontière est bien mince entre les deux. Au point de faire dire à je ne sais plus quel illustre personnage historique : « Je me hâte de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer ! »


Verdi, Air de Ford, Falstaff, Acte 2, Première partie


 

 

Observons bien notre répertoire d’œuvres d’art. Les drames sont plus fréquents que les comédies. Sophocle est resté un classique de la tragédie, encore lu aujourd’hui. Aristophane, l’as de la comédie antique, n’est plus connu de grand monde ! Alors le mélange ! Tragique et comique à la fois… le meilleur exemple est Don Giovanni de Mozart et Da Ponte. Ah quand on y pense, il y en a beaucoup. Falstaff en est un superbe aussi. Et Ford, dans tout cela ? On rit bien de ses cornes. On s’amuse de sa colère et de sa rage, de son serment de vengeance, de sa manière de désirer louer la jalousie comme une valeur essentielle de l’homme. Mais vous me rétorquerez que si on rit, c’est parce qu’on sait qu’il n’est pas vraiment cocu. N’avez-vous jamais ri avec des blagues de cocus ? Et pourquoi ne rit-on pas quand Otello, qui n’est pas plus cocu que Ford, enrage dans sa jalousie pathologique ? Oui, décidément, le rire et les larmes sont très proches l’un de l’autre. Ford est le prototype du cocu berné et Verdi ne se lasse pas, comme Mozart l’avait fait dans Cosi d’utiliser les cors (Horns, Corni, …) pour accompagner son monologue. 

 

Ah l’amour ! En voilà une valeur sûre. Le second tableau du deuxième acte en est truffé. De deux sortes, aussi attendrissants l’un que l’autre. Le premier, celui des jeunes amants, il est sensuel, frais, jeune et plein de douceur, plein d’érotisme aussi. Ces deux tourtereaux s’aiment du plus parfait amour. Chez Shakespeare, l’amour de Fenton pour Nanetta était bien plus intéressé par les ressources financières du père. Et cet amour pur, celui que Verdi nous montre, il est interdit par l’autorité paternelle. Dommage ! Les valeurs morales n’ont pas toujours raison, mais rassurez-vous, tout s’arrangera à la fin…


 

Falstaff_Ricordi Affiche


 

L’autre versant de l’amour, c’est celui que Falstaff éprouve pour Alice. Intéressé au départ, je me demande s’il n’est pas sincère tout de même. Oh ! Pas cette sincérité qu’on trouve chez les jeunes ! Et pourtant… ! Mais Falstaff est pris au jeu. Il croit qu’Alice accepte son rendez-vous. Il croit alors qu’il peut encore être aimé comme un homme malgré ses travers et sa vieillesse. Cela lui plait, cela le flatte donc. Alors, on ne rit plus de lui, on rit avec lui. On rit des ses maladresses, de ses gros sabots, de ses illusions. Mais il en rit aussi, lui ! Cela lui rend cette humanité qu’on avait presque oubliée. Il est comme nous. Ce gros bonhomme est comme nous, il aime être aimé, il aime séduire, il a donc un cœur. Mais Alice, qui a bien préparé son coup fumant, est-elle vraiment indifférente aux soins du gros bonhomme&nbsp
;? Non, je ne crois pas ! Elle n’est plus toute jeune non plus puisque sa fille Nanetta est en passe de se marier. Son mari, fort occupé par ses affaires ne s’occupe pas beaucoup d’elle. Sa vie est donc réussie !!! Alors, qu’un homme, aussi réputé pour ses frasques et ses conquêtes, lui déclare son amour avec tant de chaleur et de sincérité, cela lui donne la certitude qu’elle peut encore plaire. C’est beau ! C’est très beau ! On ne saura jamais ce qu’il y a derrière ce « O soave Sir John ! » … de la moquerie ? De la gêne ? Du plaisir ? De tout, un peu ! Et quand Falstaff se met à rêver de sa corpulence de jeune homme, de sa vivacité et de son agilité, il retrouve toute sa séduction dans un air express qui ressemble à du Rossini. Oui, Falstaff, malgré les apparences, c’est aussi des histoires d’amour et de vraies amours. On en vient presque à regretter que le piège va se refermer sur Sir John et que l’entrée de Mrs Quickly dans cette « intimité » nous empêche à tout jamais de savoir ce qui se serait passé si la scène n’avait pas été interrompue.


 Verdi, Falstaff, Duo Alice et Falstaff


 

 

Toujours est-il que le événements se précipitent et que le chassé croisé nous offre l’une des scènes les plus savoureuses de tout le répertoire. Falstaff est, en fin de compte « vidé » dans la Tamise, il ne lui reste plus qu’à méditer amèrement la leçon qu’il vient de recevoir. Leçon ? En est-ce vraiment une ? En tous cas, elle ne changera rien au profil du bonhomme. Même, les commères le savent et décident, au début de l’acte 3 de lui en donner une nouvelle.

 

Celle-ci se déroulera dans le parc de Windsor, aux douze coups de minuit. On feint un nouveau rendez-vous que Falstaff, d’abord méfiant, finit par accepter. La mise en scène est plus vaste et plus complexe. Il s’agit, cette fois, de lui laisser croire qu’il est puni par les forces mystérieuses de la forêt (entendez de la Nature) pour sa morale défectueuse. Tout le monde se prête au jeu. Déguisements, reine des fées, elfes et fées, personnages légendaires et mythologiques, tout cherche à créer une ambiance si proche de l’image toute romantique que véhiculait le Songe d’une nuit d’été, du même Shakespeare tellement prisée des romantiques. Falstaff est affublé d’un chapeau à cornes et se rend au lieu dit quand, à minuit précises, les forces de la nature se mettent en branle exigeant par des coups de bâton, des pincements de toutes sortes que le vieil homme expie ses péchés. La terreur l’envahit et en effet, expie. Mais il ne tarde pas à reconnaître Bardolfo, son sbire, parmi ses bourreaux. Chacun ôte son masque et Falstaff, bon joueur, reconnaît le succès de la farce et…s’en attribue tous les mérites ! Il leur fait la leçon et leur dit qu’ils seraient tous très tristes sans un brin d’esprit et d’humour. Ford, alors annonce le mariage de sa fille Nanetta à … Caïus, un vieux et laid bonhomme ! Alice a cependant déguisé Fenton en moine qui doit célébrer le mariage. Refusant Caïus, elle se réfugie dans les bras du moine, les masques tombent et Ford accepte finalement de marier les deux vrais amoureux. Tous partent d’un éclat de rire et la fugue finale commence, brillante, efficace, géniale sur les mots : « Le monde est une farce ! » entonnés par Falstaff lui-même. Dernier coup de théâtre de l’opéra et conclusion efficace que Verdi avait prévue dès ses premières ébauches.


 

Falstaff, Acte 3

Falstaff dans le parc de Windsor à minuit


  

Ce qui frappe, dans ce dernier acte, c’est que l’action est beaucoup plus lente, plus contemplative que le rythme effréné des deux premiers actes. La nouvelle punition de Falstaff n’a eu pour objet, finalement, que de réconcilier tous les protagonistes au sein d’une nature magique. C’est comme si Verdi, au terme de son parcours s’arrêtait un peu et prenait le temps de regarder, de revivre le passé, de rêver à un autre monde. La musique en est d’une inouïe richesse. Les climats sont magnifiques et le temps semble suspendu. A cet égard, le « grand » air avec chœur de la Reine des fées (Nanetta) est d’une grande efficacité panthéiste. Elle loue, par de superbes mélodies, finement ciselées, cette nature et ces fleurs, elle chante avec toute l’intensité d’un enfant, encore naïf, qui s’émerveille devant tant de beauté. Cela me fait penser au Lied qui achève la Quatrième symphonie de G. Mahler où la soprano, avec une voix angélique, mais sans ironie apparente (l’ironie est contenue dans le texte lui-même, comme ici), entonne une mélodie pure au sortir des affres de l’existence d’ici-bas. C’est un peu de cela qu’il s’agit. Verdi retrouve cette forme d’innocence qui est elle-même une satire du monde. Le monde des fées, vous imaginez, c’est incroyable ! Ce Verdi qui a mis en scène la mort de ses héros, la violence du drame et de la tragédie, le destin des femmes et les injustices de l’humanité termine sa dernière œuvre par une féerie ! Il fallait oser !


 

Air de la Reine des fées (Nanetta) à l’acte 3


 

 

Et là, nous rions encore un peu, mais quelle n’est pas notre satisfaction de voir qu’enfin, après plus cinquante ans de tragédies, Verdi trouve la paix. Alors, c’est une vraie et sincère émotion qui nous prend. Laissons les rires, laissons les pleurs car, nous aussi, nous avons besoin de cette part de rêve qui laisserait entrevoir la paix, la définitive paix. Verdi se serait-il réconcilié avec la race humaine ? Peut-être ! Souvenons-nous que ses dernières œuvres, après Falstaff, se concentreront, étrange pour un agnostique, sur le propos religieux… !


 La fugue finale de Falstaff


 

 

Ces longs textes pour vous dire toute ma passion pour cette œuvre exceptionnelle, pour essayer de vous transmettre une petite part du complexe propos que Boito et Verdi ont placé dans cet « opus ultimum », si attachant quand on veut prendre la peine de le regarder de plus près. Décidément, on peut se demander que serait l’opéra italien sans ce génie extraordinaire qui sait, à l’aube de ses quatre-vingt ans renouveler complètement son langage tout en gardant une verve de jeune homme. L’œuvre, et c’est le mot de la fin, ne peut avoir été écrite que par un homme mûr, qui a profondément réfléchi sur la vie, mais qui garde une santé de jeune homme dans l’expression de ses pensées.