Saint Augustin (354-430) occupe une place primordiale parmi les philosophes et les souverains spirituels de toute la chrétienté.
Né à Taghaste (Souk Ahras), en Numidie (à l’Est de l’Algérie actuelle), il étudia à Madaure. Il devint évêque d’Hippone dès 396, combattit le schisme donatiste (le donatisme désigne une doctrine chrétienne schismatique puis hérétique qui prit son essor dans le diocèse d’Afrique romaine aux IVe et Ve siècles. Il tire son nom de Donatus évêque de Cellae Nigrae (Cases-Noires) en Numidie. Le principal point d’achoppement des donatistes avec l’Église officielle concernait le refus de validité des sacrements délivrés par les évêques qui avaient failli lors des persécutions de Dioclétien (303-305). Cette position fut condamnée en 313 au concile de Rome. Wikipédia). Jusqu’à sa mort, il ne cessa de s’inquiéter du débarquement des Vandales en Afrique du Nord et d’écrire des psaumes, un millier de poèmes chantés encore de nos jours dans les Eglises. Outre l’incontestable autorité théologique dont il jouit dans le monde chrétien, Saint Augustin est aussi un brillant musicologue qui a non seulement montré son talent de théoricien dans « De Musica », mais aussi en créant la première Scola-Ecclésia musicale avec des programmes comportant l’utilisation des chants berbères. Son influence a été telle qu’elle a marqué profondément la pensée chrétienne et son œuvre a quelque chose d’universel. Toute sa pensée s’articule autour du thème majeur de Dieu et de la destinée humaine. Ses ouvrages, ses sermons et ses lettres sont parmi les plus traduits au monde.
Il n’est guère surprenant que Saint Augustin, un homme qui cherchait, entre autres, à percer le secret du temps nous ait laissé des textes qui, s’ils nous semblent un peu lourds dans leur traduction française, figurent parmi les visions les plus lucides de tous les temps. On y décèle une véritable tentative de formulation de notions très complexes et pourtant profondément existentielles. Nul doute que les interrogations de l’homme et sa quête spirituelle soient en rapports directs avec sa vision de la musique, art du présent par excellence, mais art du passé dans la mémoire, et art du devenir dans son déroulement. On sent poindre dans le texte qui suit les notions de causalité si importantes dans la musique. Ainsi, si ce texte n’a pas pour objet immédiat l’art des sons, on peut cependant aisément y nourrir une réflexion sur l’essence même de la musique.
« Seigneur, qui êtes toute mon espérance, permettez-moi je vous prie d’approfondir encore davantage cette difficulté, sans que je sois troublé dans l’attention d’esprit que j’y apporte. Je désire savoir où sont les choses futures et les passées et si l’on peut dire qu’elles sont. Que si cette connaissance est au-dessus de moi, au moins je suis assuré qu’en quelque lieu qu’elles soient, elles n’y sont ni futures ni passées, mais présentes, puisque si elles sont futures, elles n’y sont pas encore, et que si elles ont passées, elles n’y sont plus. En quelque lieu donc qu’elles soient, et quelles qu’elles puissent être, elles n’y sont que présentes. Ainsi, lorsqu’on nous raconte des choses passées, si on les rapporte selon la vérité, on les tire de la mémoire et non pas des choses mêmes qui sont passées, mais des paroles qu’on a conçues à partir des images de ces mêmes choses, qui en passant par nos sens ont imprimé dans notre esprit comme leurs traces et leurs vestiges. Car mon enfance, laquelle n’est plus, est dans le temps passé qui n’est plus non plus. Mais lorsque je m’en souviens, et que j’en raconte quelque chose, c’est sans doute dans le temps présent que je considère son image, parce qu’elle est encore dans ma mémoire.
J’avoue, mon Dieu, que j’ignore si c’est de la même sorte qu’on prédit l’avenir, l’image de ce qui n’est point encore étant déjà, et se présentant à notre esprit. Mais je sais bien que nous prévenons souvent par notre passé nos actions à venir, et que cette préméditation est présente, encore que l’action que nous préméditons ne le soit pas, parce qu’elle n’est pas encore advenue, et qu’elle ne sera que quand nous aurons entrepris, et commencerons de faire cette action que nous avions préméditée, parce qu’alors elle ne sera plus future, mais présente.
En quelque sorte donc qu’arrive ce pressentiment secret des choses futures, on ne saurait voir que ce qui est. Or ce qui est déjà, n’est point à venir, mais présent. Ainsi lorsqu’on dit qu’on voit les choses futures, ce ne saurait être elles-mêmes, puisqu’elles ne sont pas encore ; mais c’est peut-être leur cause ou leur signe que l’on voit lesquels sont déjà. Ainsi, ce qui donne moyen de prédire les choses à venir, n’est pas à venir, mais présent à ceux qui le voient, et qui s’en servent pour concevoir l’avenir : comme aussi la pensée dont ils les conçoivent est déjà dans leur esprit, quoique ce qu’ils conçoivent et qu’ils prédisent ne soit pas encore.
Entre un si grand nombre de choses qui m’en peuvent fournir des exemples, je veux ici en rapporter un. Lorsque j’aperçois l’aurore, je prévois aussitôt que le soleil va se lever : ce que j’aperçois est présent, et ce que je prédis est à venir, non pas le soleil qui est déjà, mais son lever qui n’est pas encore ; et je ne pourrais le prédire si je ne l’imaginais pas dans mon esprit, ainsi que je fais maintenant lorsque j’en parle. Mais cette aurore même laquelle je vois dans le ciel, n’est pas le lever du soleil encore qu’elle le précède, ni cette imagination que je conçois dans mon esprit n’est pas non plus ce lever ; mais ce sont deux choses lesquelles sont présentes, qui me font prédire le lever du soleil qui est à venir. Par conséquent, les choses futures ne sont point encore ; et si elles ne sont point encore, elles ne sont point ; et si elles ne sont point, elles ne peuvent en aucune sorte être vues ; mais elles peuvent être prédites par les choses présentes qui sont déjà, et qui sont vues. »
Saint Augustin, La création du Monde et les Temps, En quelle sorte le temps passé et l’avenir sont présents.
Cher Jean-Marc,
Quel bonheur de lire ces lignes sur saint Augustin. Je t’avoue, sans être le moins du monde croyant (mais en suis-je si sûr que cela?), que la lecture des Confessions m’a énormément touché… Il y a chez Augustin, avant sa conversion au christianisme, une candeur, une conscience d’être dans l’erreur, dans l’attente d’une chose immense, une perception de son absence de bonheur compensée par la conviction suprême qu’il existe une félicité possible mais qu’elle ne s’aquiert qu’au prix de nombreux sacrifices, d’un cheminement philosophique et spirituel de longue haleine.
Le christianisme est son choix de vie, ce n’est certainement pas le mien. Mais je respecte énormément la ferveur, l’exaltation, la sincérité et les certitudes de cet homme qui a trouvé sa voie (et la voix, divine…). S’il n’a pu faire vaciller ma foi, il aura au moins semé le doute, comme Pasolini a pu le faire avec sa Passion selon Mathieu. Et j’admire par dessus tout en Augustin l’écrivain. Sa langue est virtuose, pleine de jeux rhétoriques (dans la lignée de la philosophique latine), de renversements lexicaux, de croisements de mots subtils, de constructions en miroir. Messiaen devait jubiler à la lecture d’Augustin, lui qui a conçu sa musique selon des chemins parallèles.
Je te recommande chaudement, si tu ne l’as déjà lu, la traduction des Confessions réalisée par Joseph Trabucco, merveilleusement fluide et élégante. Tu y découvriras en outre des personnages historiques hauts en couleur : Monique, la mère du philosophe, qui l’a poussé à la conversion, le manichéen Faustus (un tartuffe à l’antique), mais aussi le grand saint Ambroise et d’autres… Tu seras au coeur des débats philosophiques de l’Antiquité agonisante, des superstitions dont Augustin sait déjà qu’elles sont supercheries (l’astrologie)… Sans parler de la merveilleuse tendresse et de l’amour suprême que le penseur voue à son créateur et dont le militantisme enthousiaste est presque communicatif…
Amitiés,
Stéphane Dado