Le pas de l’oie! (2)

Examinons donc cet extraordinaire concerto pour alto et orchestre d’Alfred Schnittke.

Le premier Largo débute par une plainte du soliste sur un tapis sonore mystérieux de l’orchestre. Ce chant douloureux, imprévisible, donc inconfortable, place l’œuvre dans un contexte très dissonant. Immédiatement après, le même alto déploie un bref motif de larmes qui complète la plainte première avant de laisser transparaître toute sa vacuité dans une quinte vide terrible. C’est curieux comme, dans un univers totalement dissonant, la consonance peut créer un effet tragique alors qu’ailleurs, dans de la musique tonale, elle est l’apaisement même… ! Tout est dit : plainte, larmes et vide, voilà le premier thème. Une variante de cette phrase nous conduit à une totale dislocation avant l’arrivée du deuxième thème.

schnittke,concerto pour alto

Thème 1

Celui-ci est plus lyrique, plus chanté. Il est construit sur les notes tirées des lettres du dédicataire de l’œuvre, Yuri Bashmet, dont certaines lettres sont, en allemand, le nom de notes. Ce thème évoque les grandes phrases désespérées et désertiques de Chostakovitch. On y ressent une profonde tristesse.


 

Sans transition, le troisième thème, formule rythmique de destin, de fatum, est exposé à l’alto sans support de l’orchestre. Solitude face au destin, face aux plaintes, aux larmes, au vide, face au désespoir et au destin. Survient alors un premier événement sonore de taille, comme un cri, une déflagration où l’orchestre, à renfort de percussions et de cloches supporte une effrayante chute de l’alto qui est ainsi réduit au silence. Mais alors qu’on croit les dés jetés et l’homme anéanti par la force de ce tourbillon, on entend un motif très étrange, profondément consonnant et tonal, comme un ornement baroque, trace non seulement de l’écriture polystylistique que revendique Schnittke, mais aussi, et surtout, d’une rhétorique de souvenir d’une innocence perdue, d’une foi en l’amour. Car ce motif s’apparente clairement à tous ces gruppettos qui, à travers l’histoire de la musique, veulent signifier l’amour. Le mouvement s’interrompt par une brève coda qui suspend la musique en nous redonnant à entendre la plainte initiale.

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Thème 3

 

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Thème baroque, « de l’amour »

 


 


Suit un scherzo tragique, brutal, implacable qui évoque les musiques mécaniques, les bruits des machines. Le motif répétitif et totalement mécanique du soliste, l’orchestre aux sonorités terribles évoquent aussi cette technique de marche des forces armées des dictatures : le pas de l’oie. Les soldats, dans un ordre impeccable et dans un total renoncement à leur individualité défilent corps droit et jambes tendues, laissant entendre le bruit des bottes sur le sol où, comme George Orwell le dit : « Le pas de l’oie est vu comme le mouvement d’une botte en train de frapper le visage d’un homme ». Sentiment de panique donc, d’oppression, de machine destructrice et d’annihilation de la personnalité humaine. Cela donne froid dans le dos… !

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Le pas de l’oie

Soudain, essoufflé par la tache répétitive, le soliste, l’être humain, veut reprendre haleine, mais l’occasion ne lui est pas laissée. Il reprend sa tâche de plus belle. Dans ce tourbillon, on croit un instant dépasser la douleur et la prison, on sent souffler un vent de liberté, un sentiment de force retrouvée. Presque à la manière de Brahms, le soliste se lance dans de grandes envolées. On y retrouve l’ornement baroque transformé en un instant d’insouciance. On oublie que l’orchestre (bois et clarinette basse) ricane et semble se moquer de cet enthousiasme retrouvé.

D’ailleurs, la musique se transforme et prend l’allure d’une valse fantomatique. À l’écouter de près, elle ressemble un peu à celles de Gustav Mahler. Elles donnent le vertige, mais n’ont aucune fin en soi, si ce n’est de faire prendre conscience le musicien et l’auditeur de la vacuité de la vie. Chostakovitch en faisait d’ailleurs le même usage. Très vite, la musique de pas de l’oie revient encore plus implacable, encore plus obsédante, terrifiante. Elle devient dévastatrice, le soliste râle, suffoque. Le surréalisme semble prendre le dessus, la dérision comme ultime étape de l’effroi. La musique devient grotesque, sorte de dans grossière. Désormais, tout s’enchaîne très vite, la panique, la valse, le grotesque… le cauchemar !



Et là, de manière inattendue, la flûte calme le jeu et chante, comme un appel venant de très loin, le motif de l’amour entendu dans le premier mouvement. L’alto le reprend comme s’il s’agissait de débuter un vrai duo. Deux tentatives… Le piano entre en jeu et, à la manière de Bach, déploie un accompagnement d’arpèges. L’alto lance le motif, comme s’il attendait réponse. Il la reçoit, en effet, mais du fond de l’orchestre. Alors, il n’a plus qu’une seule idée, retrouver ce paradis perdu. Il s’y lance, mais l’écho qu’il reçoit de l’orchestre est de plus en plus terne, déformé. Les résonances du gong et des cloches troublent tout cela, souvenir trop lointain, impossible à retrouver. La question est posée et s’impose comme la clé de l’œuvre entière : l’amour est-il encore possible pour un être complètement anéanti ? On aimerait répondre la le positif, mais Schnittke nous dit le contraire. L’alto dérape, un affreux glissando réintroduit le thème de la panique et du pas de l’oie.

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Thème baroque… comme un duo d’amour?

Tout se télescope, la valse, le grotesque, la panique. Enfin cela veut s’arrêter pour la traditionnelle cadence de soliste. Elle n’est finalement que brève et essentiellement rythmique. Elle ramène le motif du fatum. Il ne reste plus à l’orchestre qu’à revenir en force, à rugir de ses sonorités militaires, rouleau compresseur qui écrase tout avant de s’éloigner, de disparaître dans le silence en nous laissant hagards, laminés par ce qui vient de se dérouler sous nos oreilles : l’expression la plus effrayante de la dictature et de l’esclavage humain.

Le Largo peut maintenant reprendre son cours. On a compris que le premier mouvement n’en avait été qu’une exposition. Ainsi, la structure de ces quinze minutes de musique est un long parcours sans aucune redite… « durchkomponiert » (composé de part en part).


Il commence comme une sonate de Bach, mais retrouve aussitôt la dissonance. L’orchestre funèbre donne la couleur. Soudain, on entend notre thème de l’amour, profondément déformé. Il ne distille plus la paix qu’il devrait, il n’en est qu’un écho lointain, comme un souvenir si ancien qu’on n’en discerne plus vraiment les contours. La dislocation de l’être se poursuit dans ce long voyage intérieur. Le soliste perd le contrôle des sons. Il dérive vers des micro-intervalles, des quarts de tons apparaissent. Ils donnent le sentiment de glissade vers la mort. L’orchestre vient encore frapper le soliste en lui assénant ces fameux coups du destin. Ils ne quitteront plus la partition. Le soliste finit par se résigner, il se fixe sur une des plus hautes notes de l’instrument, une note qui semble ne plus finir. Sur ces derniers coups sourds du destin, l’alto entame son dernier motif. Il est proche du motif des larmes de début, mais il ressemble aux mouvements d’un cœur fatigué qui »pompe » encore un peu, qui s’essouffle, ralentit… tellement qu’il finit par s’arrêter dans un silence de mort que seule la Symphonie pathétique de Tchaïkovski avait jadis laissé entendre. Entendre la mort, entendre le silence, voilà le seul apaisement de l’œuvre, voilà son seul parcours, son seul désir. Bouleversant !

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La fin du concerto

L’œuvre touche d’emblée. Elle correspond à des valeurs archétypales de l’homme. Elle peut également sembler prémonitoire puisque Schnittke aura sa première attaque cardiaque peu après la composition du concerto. Mais elle est surtout, comme une bonne part de ses œuvres, une dénonciation de l’horreur que représente l’oppression humaine sous toutes ses formes. Là, on reconnaît la force de l’œuvre d’art, son rôle essentiel et universel d’avertir, de tirer le signal d’alarme face à des situations intolérables. Ce que Schnittke ou Chostakovitch ont pu connaître se produit encore tous les jours dans de nombreux pays. Le rôle de la musique est de nous le faire percevoir avec force. C’est là, paradoxalement, que réside toute la beauté de l’art, dans l’expression la plus profonde de l’homme dut-elle être horrible !