Belle Shéhérazade…

«Le sultan Schariar, persuadé de la perfidie et de l’infidélité des femmes, jura de faire mettre à mort chacune de ses épouses après la première nuit. Mais la sultane Schéhérazade réussit à sauver sa vie en le captivant par des histoires qu’elle lui raconta pendant mille et une nuits. Pris par la curiosité, le sultan remettait de jour en jour l’exécution de son épouse et finit par y renoncer définitivement. Schéhérazade lui conta bien des merveilles en citant les vers des poètes et les textes des chansons, et en imbriquant les histoires les unes dans les autres ».

 

Rimski-Korsakov

Le programme que Rimski-Korsakov place en tête de sa partition, inspiré par quelques pages des (authentiques ou non) contes des Mille et Une nuits se complète d’un titre évocateur pour les quatre mouvements que comporte l’œuvre.

 

 

  1. La Mer et le Bateau de Sindbad
  2. L’histoire du prince Kalendar
  3. Le jeune prince et la princesse
  4. Fête à Bagdad, la Mer, Naufrage du bateau sur un rocher surmonté d’un cavalier de bronze, Conclusion.

 

Cette suite d’orchestre spectaculaire a été composée en quelques mois au cours de l’année 1888. Elle témoigne non seulement de la richesse d’invention mélodique du compositeur, mais aussi de ses talents formidables en matière d’orchestration. Proche des aspirations du Groupe des Cinq (Balakirev, Cui, Moussorgski, Borodine et Rimski-Korsakov), l’œuvre doit beaucoup à la mode orientale qui anime la fin du XIXème siècle. Ses procédés d’écriture et ses audaces rythmiques annoncent clairement l’Oiseau de Feu de Stravinsky .


Shéhérazade

 

Malgré la préface expliquant le programme de l’œuvre et la clarté des thèmes lors de la lecture ou l’audition, le compositeur insistait sur le côté sensuel de sa musique. Il est clair dans ses propos lorsqu’il affirme dans son ouvrage intitulé « Chronique de ma vie musicale » : « C’est en vain que l’on cherche dans ma suite des leitmotivs toujours liés à telle idée poétique ou à telles images. Au contraire, dans la plupart des cas, tous ces semblants de leitmotivs ne sont que des matériaux purement musicaux, des motifs du développement symphonique. Ces derniers passent et se répandent à travers toutes les parties de l’œuvre, se faisant suite et s’entrelaçant. Apparaissant chaque fois sous une lumière différente, dessinant chaque fois des traits différents et exprimant des situations différentes, ils correspondent chaque fois à des images et des tableaux différents ». Oui, les thèmes sont susceptibles d’illustrer différentes formes d’émotion, mais il faut insister sur le facteur d’unité généré par toutes ces mélodies.

 

Le violon solo a beau être suggestion, il incarne bien à nos oreilles la superbe (croit-on !) Schéhérazade. Les différentes harmonisations et variations de son motif témoignent de la variété de ses émotions chaque fois en rapport avec le corps du mouvement et l’aventure suggérée. Il en va de même pour le thème général de l’oeuvre, celui qui ouvre la partition et qui s’associe au Sultan lui-même ainsi qu’aux personnages suggérés pas les récits de Shéhérazade. Car il s’agit, à mon avis, et c’est là que réside l’un des intérêts majeurs de l’oeuvre, de transposer musicalement l’enchevêtrement des récits de la sultane, de mettre différents thèmes en abîme. Ainsi, chaque thème doit garder toute sa poésie, toute sa couleur. Il doit en rappeler une autre et jouer sur le double sens.

 

Bref, ce que le compositeur réussit le mieux est justement ce que ses critiques n’ont pas compris. On a beaucoup reproché à Shéhérazade et à toute l’oeuvre de Rimski-Korsakov de manquer de développement et de toujours ressasser les mêmes mélodies, mais c’est oublier que jamais les thèmes ne reviennent dans la même forme, la même couleur et la même orchestration. C’est encore oublier que ce miroitement orchestral, cette invention rythmique exceptionnelle (écoutez le dernier mouvement, par exemple) et ce talent mélodique sont au service de la suggestion et l’image poétique. Car ce que voulait sans doute dire le compositeur dans sa biographie, c’est que la narration ne doit jamais supplanter la poésie et le plaisir des sons dans ce qu’ils ont de magique et de merveilleux (au sens de fantastique, irréel). Il ne faut donc pas chercher une description de tel ou tel conte. Il faut se laisser transporter dans ses ambiances extraordinaires.

 

J’ai eu la chance, il y a quelques années de travailler cette partition avec le chef russe Alexandre Dmitriev. Cela se déroulait au tout début des concerts commentés de l’OPRL, série désormais bien connue, le Dessous des Quartes. Si je vous parle aujourd’hui de cette œuvre, c’est parce qu’elle est à nouveau au programme de l’OPRL ce soir et que cela ravive en moi des souvenirs formidables. L’œuvre sera, cette fois, dirigée par le chef Domingo Hindoyan et le violon de Shéhérazade sera confié à Tatiana Samouil dont le charme n’est plus à démontrer (à ne pas rater).

 

 

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Tatiana Samouil, la Shéhérazade du jour.

 

Mais ce n’est pas dans un explication de l’œuvre et de ses principes que je me lance aujourd’hui, seulement dans la présentation de ma version préférée de Shéhérazade. Bien conscient que je m’expose ici à des commentaires étonnés des lecteurs les plus critiques et sans vouloir dévaloriser le moins du monde les nombreuses excellentes versions présentes dans la discographie, je persiste pourtant à défendre l’interprétation qu’en ont donné en 1999 l’Orchestre Philharmonique de New York et leur chef de l’époque Kurt Masur (TELDEC  WARNER), réédité il y a peu dans la collection bon marché APEX.

 

 

 

 

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Accueillie froidement par la critique de l’époque, l’enregistrement ne s’est pas bien vendu en Belgique. Pourtant, chaque fois que je l’ai recommandé, les mélomanes ont été séduits par la richesse des timbres, la force du moteur rythmique, la beauté du premier violon solo (Glenn Dicterow) et l’ampleur de la construction. La discographie est très vaste en la matière, depuis les anciennes versions magistrales d’Ansermet avec la Suisse Romande (DECCA) et de Dorati (MERCURY), jusqu’à la parution de Gergiev (PHILIPS) en passant par l’incontournable et toujours primé Kondrashin (PHILIPS) et l’inévitable Karajan (DGG). Retrouvez ici Écouter la musique les résultats de l’écoute comparée de mercredi soir à la Salle philharmonique autour de Jean-Pierre Rousseau. Elle ne dément pas les classements discographiques habituels. Mais sans doute est-ce parce que j’ai étudié cette partition avec la version Masur, cela crée des liens, mais quand une interprétation ne me plait pas lors de l’étude d’une partition, j’en change sans états d’âme.

 

 

La prise de son est remarquablement équilibrée malgré l’enregistrement en public. Les rares ratés individuels ne viennent pas contrarier la vision lumineuse du chef. Il ne faut pas absolument être russe pour jouer cette musique correctement. Le traitement des cuivres doit faire l’objet d’une attention particulière. Ils doivent traverser l’orchestre comme un cours d’eau traverse les terres. Seulement, cette eau doit rester claire. Les vents de New York y arrivent à merveille. Les cordes donnent un son chaud et lyrique, mais peuvent être rudes et secs lorsque la musique le demande.


Les tempi sont moyens, maitrisés et adaptés. Ils n’adoptent pas la facilité sauvage faussement attribuée à la musique russe (Gergiev est spécialiste pour l’exagérer avec outrance). Le travail se fait ici en finesse. C’est tout sauf vite et fort. La musique y gagne beaucoup et la poésie qui s’en dégage ne cesse de me toucher du début à la fin. On y sent toute la poésie, la mélodie orientalisante russe, l’harmonie et le rythme audacieux. On tremble dans le fracas de la tempête, mais le temps s’arrête dès le discours enchanteur de Schéhérazade… C’est sur, ce devait être une très belle princesse !